photographie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec phos, « lumière », et graphein, « écrire ».

Esthétique

Technique inventée par N. Niépce vers 1827, qui permet de produire une image fixe et durable de quelque chose par l'action de la lumière sur une ou plusieurs surfaces sensibles. Elle a été utilisée dès 1840 dans une perspective artistique.

Dès l'annonce publique de son existence par Arago (1839), la photographie se propage avec rapidité et se perfectionne, au point qu'au xxie s. tout le monde a été photographié et que tout habitant d'un pays développé possède un appareil photographique dont le prix est devenu parfois très modique. La photographie constitue donc un phénomène historique(1), social(2) et sociologique(3) de première importance qu'historiens et sociologues ont étudié avec beaucoup de soin.

Mais la photographie interpelle aussi la philosophie : il est instructif et fécond de réfléchir sur et grâce à la photographie, considérée comme technique, comme pratique, comme objet et comme art.

La photographie est une technique et, comme beaucoup de techniques, elle est la cause et l'occasion de créations et de réceptions artistiques. Réfléchir sur la spécificité de cette technique permet de mieux la comprendre et de fonder en raison une esthétique de la photographie.

1. À un premier niveau, la photographie semble relever de la logique de la trace ; plus fidèle et plus exacte que la peinture, elle aurait ainsi été une des causes de sa transformation, certains prédisant même que la peinture devait disparaître. Cela n'est pas si évident, ni pour l'usage non artistique (par ex. politique, commercial, idéologique, personnel, familial, etc.) de la photographie, ni pour son usage artistique et les effets sur l'art qui sont certes décisifs, mais jamais simplistes ni mécaniques.

L'objet à photographier est en effet un absolu insaisissable et inconnaissable. L'appareil photographique ne peut capter qu'un phénomène particulier possible dépendant d'un appareil, d'un matériel, d'un dispositif et d'un photographe particuliers. Un négatif est alors produit, puis, à partir de lui, une photo. Cette photo est reçue phénoménalement par l'homme. Ce phénomène-photo est à son tour reçu par un sujet particulier.

Cette série de ruptures entre l'objet à photographier et la photo reçue par un sujet particulier prouve que le réel, donc l'objet à photographier, est imphotographiable. Cette dernière proposition est paradoxalement un des fondements de l'esthétique de la photographie et de l'art photographique dans son interrogation sur la représentation et sur l'existence et l'essence de toute chose et de tout être.

2. Le deuxième fondement porte sur la photographicité, à savoir cette propriété abstraite qui constitue la singularité du fait photographique.

Pour faire une photo, il faut d'abord obtenir un négatif, puis le développer. La coupure signifiante se situe entre l'obtention généralisée du négatif – c'est-à-dire l'articulation de l'acte photographique et de l'obtention restreinte du négatif, à savoir un ensemble de six opérations (exposition, révélation, arrêt, fixation, lavage, séchage) – et le travail du négatif c'est-à-dire l'obtention restreinte de la photo, à savoir les six mêmes opérations, appliquées cette fois au processus de développement.

Dans les deux cas, ces procédés aboutissent à l'obtention d'une chose qui sera fixe définitivement (à moins que l'on agisse volontairement sur elle) : dans un cas, un négatif ; dans l'autre, une photo. En revanche, l'obtention généralisée du négatif et le travail du négatif se distinguent fondamentalement quant à leur mode d'être : la première est marquée par l'irréversibilité puisqu'il n'est pas possible de revenir en arrière, une fois la pellicule impressionnée, et la seconde, par l'inachevable, qui ouvre au contraire un espace de possibilités sans limites.

La photographicité est donc cette articulation étonnante de l'irréversible et de l'inachevable. C'est pourquoi la photographie est l'articulation de la perte et du reste. Perte irrémédiable des circonstances uniques qui furent les causes de l'acte photographique, du moment de cet acte, de l'objet à photographier, de l'obtention généralisée irréversible du négatif, bref du temps et de l'être passés. Reste constitué par ces photos innombrables qu'on peut faire à partir du même négatif. Les approches personnelles, historiques et artistiques de la photographie expérimentent la relation entre cette perte et ce reste.

3. Enfin la photographicité s'articule au « à la fois ».

En effet, l'esthétique du « à la fois » se fonde sur l'essence même de la photographie puisque toute photo est photo de quelque chose. Il faut penser les rapports qui existent entre ce quelque chose et le matériau photographique, entre le réel et la photo, comprendre alors les contradictions et les tensions qui les composent, les opposent et les réunissent – bref mettre en œuvre, pour la photographie, une réflexion dialectique et une esthétique du « à la fois » : à la fois l'imphotographiable objet à photographier et le matériau photographique, refuser d'un côté la naïveté réalistique et de l'autre la réduction formaliste ou matiériste.

Ces tensions et ces tiraillements font la valeur et l'unicité de la photographie. Ils sont à mettre en rapport avec d'autres rapports et tensions qui nourrissent la photographie : le passé et le présent, le ça a été et le ça a été joué, la trace et le tracé, le réel et l'imaginaire, l'objet à photographier et le sujet photographiant, la technique et l'art, le sans-art et l'art, etc. Autant de pistes travaillées par les artistes photographes que peut problématiser la philosophie.

Cette esthétique du « à la fois » est donc la matrice dans laquelle vient prendre place et sens l'esthétique de l'articulation de l'irréversible et de l'inachevable.

La photographie se caractérise par l'articulation de différences, voire de contraires, bref par le concept de « à la fois », qui joue le rôle d'esthétique première de la photographie et peut intégrer celui de photographicité, ce dernier intégrant à son tour celui d'imphotographiable. Sur cet acquis théorétique se fonde l'esthétique de la photographie. Les esthétiques secondes sont fondées sur et en elle : elles la nourrissent et la développent de façon spécifique et, ainsi, donnent tout son sens et tous ses sens à l'esthétique générale de la photographie. Grâce à ces concepts peuvent être mieux pensées les expériences artistiques et non artistiques de la photographie.

François Soulages

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Lemagny, J.-C., et Rouillé, A., Histoire de la photographie, Bordas, Paris, 1986.
  • 2 ↑ Freund, G., Photographie et société, Seuil, Paris, 1974.
  • 3 ↑ Bourdieu, P., Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, Paris, 1965.
  • Voir aussi : Barthes, R., la Chambre claire, « Les cahiers du cinéma », Gallimard, Paris, 1980.
  • Baudelaire, C., « Le public moderne et la photographie », in Salon de 1859, Gallimard, Paris, 1971.
  • Benjamin, W., L'œuvre d'art à l'heure de sa reproductibilité technique, deux versions 1935 et 1938, trad. M. de Gandillac et R. Rochlitz, in Benjamin, W., Œuvres II, Gallimard, Paris, 2000.
  • Benjamin, W., Petite histoire de la photographie, trad. M. de Gandillac et P. Rusch, in Benjamin, W., Œuvres II, Gallimard, Paris, 2000.
  • Benjamin, W., Peinture et photographie, trad. Marc B. de Launay, in « Cahiers d'art du Centre Georges Pompidou », no 1, Paris, 1979.
  • Lemagny, J.-C., l'Ombre et le temps, Nathan, Paris, 1992.
  • Schaeffer, J.-M., l'Image précaire, Seuil, Paris, 1987.
  • Soulages, F., Esthétique de la photographie, Nathan, Paris, 2001.
  • Van Lier, H., Philosophie de la photographie, « Les Cahiers de la photographie », Paris, 1983.

→ art, contemporain (art), esthétique, image, représentation, technique, visible