paysage
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
De pays, lui-même issu du latin pagus, « bourg, canton ».
Philosophie Générale, Esthétique
Dimension culturelle de notre expérience de l'environnement naturel ou urbain qui, par une mise à distance des pratiques quotidiennes, le constitue et le fait reconnaître comme une entité cohérente. Selon les époques, l'esthétique, la science écologique et le tourisme en ont façonné les modalités les plus significatives.
Le terme comme la notion sont tardifs. Il faut attendre le Quattrocento, pour rencontrer le mot et percevoir l'objet, qui, tous deux, tiennent à l'invention d'une méthode : la perspective, destinée à rendre visible sur un plan des objets en trois dimensions, tout en respectant leurs distances réciproques. Le projet perspectif, d'abord conçu pour l'architecture, prend bientôt de l'extension et, dans son filet géométrique, capte les formes naturelles. L'ensemble, perçu d'un seul point de vue, obéit à des règles strictes de construction et, bien que la méthode perspective puisse s'appliquer à n'importe quel objet ou ensemble d'objets de ce monde, c'est la nature cependant qui sert de réfèrent à l'artefact et conduit à la dénomination de « paysage », « vue de pays », ou encore « Landschaft » et « landscape ». On peut avancer avec assez de certitude que, sans l'invention de la perspective – dite légitime car elle obéit à des lois –, la notion de paysage n'aurait pas vu le jour ou se serait présentée d'une tout autre façon.
Le paysage dans son histoire
À ses débuts, comme adjuvant de l'architecture, le paysage apparaît souvent dans le cadre d'une fenêtre, la veduta, jusqu'au moment où il sera représenté pour lui-même, sans recours au cadre bâti. Dès lors s'opère un glissement vers ce qui s'offre comme pure naturalité sans artifice : la construction disparaît, le paysage, cet effet de perspective, est confondu avec la nature. Dans les termes de A. Roger(1), artialisation in situ et artialisation in visu évoluent de pair. Confusion qui en engendre beaucoup d'autres et qui culmine dans les débats qui ont cours aujourd'hui. Schématiquement, il s'agit d'un conflit entre artificialité et naturalité qui, bien que de provenance ancienne, a été réactivé par le succès du mouvement écologiste. L'art, qui a eu sa part dans la constitution de la nature environnante en paysage – il a transformé ce qui est vu en ce qu'il faut voir, l'environnement en tableau, et les « sense data » en données esthétiques –, se voit retirer la palme : il appartient désormais aux professionnels du paysage de le faire et de le défaire selon sa nature. Autrement dit, de le traiter selon des principes prétendument naturels : dépolluer, virginiser, protéger (les sites), conserver (les espèces), renaturaliser la nature en somme. Parallèlement, la naissance du tourisme a contribué à l'invention de paysages nouveaux : la mer, le rivage, la montagne, le désert, avant que s'impose la notion de parcs naturels protégés. Quitte, par un considérable retournement, à privilégier l'entropie (laisser la « nature » à elle-même, sans la surveiller en permanence, revient à la livrer à l'entropie), dans les paysages figés des dépliants publicitaires ou les paysages défaits des banlieues ouvrières et des mines abandonnées. « Paysage entropique »(2), tel est le dernier avatar du traitement paysager, invention paradoxale et injonction négative, où s'additionnent les contradictions.
La double nature de la « nature »
Pour une part, nature est un concept par lequel Aristote comprenait l'ensemble des lois qui gèrent le monde : les éléments premiers comme l'eau, la terre, le ciel, le feu, les espèces animales et végétales, et la course des astres. Cette nature-là, phusis, est sans doute « belle », tenant sa beauté de sa nécessité interne, mais cette beauté se manifeste à l'intelligence et ne tombe nullement sous le régime de l'aisthesis. L'autre aspect de cette phusis, en revanche, s'offre comme une constellation d'images par lesquelles sont représentées ses propriétés conceptuelles ; la richesse de la vie et sa diversité trouvent dans la floraison végétale une métaphore adaptée, la naissance et la corruption se font voir à merveille dans le cycle des saisons. Paysage est alors l'image pour un concept, et le transfert s'opère par métaphores, empruntées elles-mêmes au fonds culturel (occidental pour ce qui nous occupe ici). Transfert si bien accepté et intégré qu'il y a maintenant fusion entre le concept de nature et son image paysagère.
Dans cette confusion, les partis mêlent leurs voix : propositions universelles avec la sacralisation de la Terre-divinité, Gaia, et la deep ecology(3) ; propositions nationales, avec la sauvegarde des paysages, patrimoine comprenant aussi bien les friches industrielles ; propositions locales, à la mesure des jardins, de leur herbes « sauvages », des « espaces verts » urbains. Dans ce concert discordant, les artistes reprennent leur posture originaire, celle de la Renaissance italienne, et ils réinventent la construction du paysage : artistes du land art que fascine le gigantisme ou la miniaturisation, ou architectes d'une u-topologie, ils interrogent le « site » comme lieu spécifique de nouvelles approches auxquelles convient aussi les travaux contemporains autour de l'espace virtuel.
Véritable palimpseste matériel et conceptuel, le paysage se présente, sous ses multiples formes, comme un condensé des rapports de conflit ou de confiance que l'humanité entretient avec la nature et avec la société.
Anne Cauquelin
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Roger, A., Court traité du paysage, Gallimard, Paris, 1997.
- 2 ↑ Smithson, R., Une rétrospective. Le paysage entropique, 1960-1973, Musées de Marseille et RMN, Marseille, 1994.
- 3 ↑ Serres, M., Le contrat naturel, François Bourin, Paris, 1990, rééd. Flammarion, « Champs », Paris, 1992.
- Voir aussi : Arasse, D., L'annonciation italienne, Hazan, Paris, 2000.
- Berque, A., Les raisons du paysage, Hazan, Paris, 1995.
- Cauquelin, A., L'invention du paysage, PUF, Quadrige, Paris, 2e éd., 2000 ; Géographie de l'espace virtuel, Seuil, Paris, 2001.
- Smithson, R., The Collected Writings, Flam, J. (éd.), University of California Press, Californie, 1996.
→ art, esthétique, nature, perspective
