nietzschéisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Philosophie Moderne
Que des écrits de Nietzsche se laisse déduire une certaine doctrine que l'on pourrait qualifier de nietzschéisme est loin d'aller de soi.
Tout d'abord, Nietzsche prétend souvent ne décrire qu'une expérience singulière : « Mes écrits ne parlent que de mes propres expériences vécues. »(1). Ayant suivi son propre chemin, il ne peut que nous inviter à suivre le nôtre : Vademecum-Vadetecum(2).
Ensuite, à l'œuvre de Nietzsche manque le caractère systématique – ce que Nietzsche revendique d'ailleurs lui-même (« Attention à ceux qui sont systématiques ! »(3)). En effet, non seulement elle comprend pour la plus grande partie des cahiers de notes, mais encore les textes publiés se présentent eux-mêmes le plus souvent comme une succession de fragments qui peuvent sembler arbitrairement ordonnés par des numéros. De plus, l'effort de Nietzsche paraît inachevé : ce qu'il considérait un jour comme son « œuvre principale »(4), un écrit qu'il aurait intitulé la Volonté de puissance, est resté à l'état d'ébauche.
On pourrait être tenté d'en déduire, comme beaucoup l'ont fait, que Nietzsche ne serait pas un « penseur rigoureux », pas un philosophe authentique, tout au plus un « philosophe de la vie »(5).
C'est incontestablement le commentaire de Heidegger qui a inauguré le retour de Nietzsche dans la « longue voie »(6) de la tradition philosophique – peut-être d'une manière tout autre que l'aurait voulu Nietzsche lui-même.
Pour Heidegger, c'est la notion de volonté de puissance qui donne la clé de la philosophie de Nietzsche : « [Ce dernier], écrit-il, est ce penseur qui a suivi le cheminement de pensée qui mène à la volonté de puissance. »(7). Prendre comme fil conducteur du nietzschéisme la notion de volonté de puissance ne présente pas pour seul intérêt de rencontrer le commentaire majeur de Heidegger : cela permet également de discuter d'une interprétation fort courante qui veut voir dans la pensée de Nietzsche – pour s'en féliciter ou le déplorer – un éloge de la sélection au profit des « forts », une sorte de darwinisme.
Nietzsche définit couramment la volonté de puissance comme un « affect »(8). À cet égard, il faut relever qu'il n'a pas parlé dès l'abord de « volonté de puissance », mais longtemps de « sentiment de puissance » : la puissance nietzschéenne est d'abord capacité d'être affecté.
L'affect est lui-même déterminé par Nietzsche comme une « réaction »(9) ; or, une réaction implique d'abord l'action d'un autre que l'on subit. Ainsi, la première notion qui vient avec celle d'affection, c'est celle de rapport : l'affect implique le rapport à une autre chose qui, précisément, affecte.
Et, en effet, à propos de la volonté de puissance, Nietzsche parle de « quanta dynamiques en rapport de tension avec tous les autres quanta dynamiques, dont l'essence consiste en leur rapport avec d'autres quanta »(10). Dans la mesure où le rapport à un autre relève de l'essence de la volonté de puissance, cela signifie qu'il n'est pas une simple possibilité qui pourrait être où ne pas être réalisée, mais qu'il est toujours réalisé en effet.
Puisque toute puissance est nécessairement en rapport avec une autre, on en déduit, d'une part, qu'il n'existe pas de puissance isolée : tout état est nécessairement un « état global »(11), c'est-à-dire qui inclut différents termes en rapport. D'autre part, il ne saurait y avoir de totalité qui intégrerait tous les rapports, c'est-à-dire qui ne serait elle-même en rapport avec rien : on ne peut concevoir le monde comme un tout(12). « Il n'y a pas de tout », écrit Nietzsche ; il faut « faire voler le tout en éclats »(13), c'est-à-dire le ramener à des « relations » qui ne se laissent pas « rassembler en un tout »(14).
La seconde conséquence majeure du caractère essentiel du rapport est qu'il n'y pas, à proprement parler, d'ontologie nietzschéenne. Dans une phrase où Nietzsche détermine la volonté de puissance comme un pathos, il affirme en même temps qu'elle n'est pas un être(15). L'idée de l'être est, en effet, pour Nietzsche, celle d'un « en soi » qui ne serait « conditionné » par aucune relation. Et remettre en cause l'être, comme Nietzsche le fait couramment, c'est montrer qu'il se rapporte toujours à autre chose, en particulier à ceux qui le pensent, qu'il « relève de notre optique », écrit Nietzsche(16).
C'est sur ce point que le commentaire de Heidegger est éminemment contestable. Car s'il situe Nietzsche dans la tradition philosophique, c'est parce qu'il considère que celui-ci s'attache à « l'ancienne question directrice de la philosophie : « Qu'est-ce que l'étant ? », et que la volonté de puissance est la « réponse » à cette question »(17). Pour soutenir cette thèse, il est décisif de gommer le fait que la puissance nietzschéenne se rapporte par essence à un autre. C'est pourquoi, au terme d'« affect », Heidegger substitue celui d'Aufregung : être affecté signifie alors « s'élever nous-mêmes au-dessus et au-delà de nous-mêmes ». Autrement dit, si jamais l'affect reste ici un rapport, il n'est en aucun cas un rapport à un autre, mais un rapport de soi à soi(18).
Cet autre qui affecte la volonté de puissance, avec lequel elle est en rapport, est nécessairement une autre volonté de puissance : « Une “volonté” ne peut naturellement agir que sur une “volonté” et non pas sur une “matière” (comme sur des “nerfs”, par exemple) »(19).
On comprend alors pourquoi la volonté de puissance se développe toujours à l'encontre d'une résistance. Nietzsche écrit que la volonté de puissance « a besoin d'oppositions, de résistances »(20). Par exemple, si le protoplasme étend ses pseudopodes, c'est pour « chercher quelque chose qui lui résiste »(21).
S'éclaire ainsi la nature de l'éloge nietzschéen du conflit : la guerre n'est pas à ses yeux une possibilité souhaitable, elle est une condition « indispensable »(22) à toute réalité : « Tout ce qui arrive est un combat. »(23).
S'éclaire également ici la complexité de la doctrine nietzschéenne du plaisir. Si le plaisir est un « symptôme » du déploiement de la puissance(24), il a nécessairement comme « ingrédient » le déplaisir, ce dernier résultant de l'« empêchement » même de la volonté de puissance par une puissance opposée(25). Le déplaisir, en tant même qu'« empêchement », est le « stimulus » du sentiment de puissance.
La volonté de puissance ne cherche une puissance contraire que pour la dominer : si le pseudopode cherche ce qui lui résiste, c'est pour le « surmonter »(26) ; et le sentiment de puissance est défini par Nietzsche comme celui d'une « résistance surmontée »(27).
Mais surmonter ne signifie en aucun cas annihiler. La puissance adverse dominée obéit et reste une puissance. Dans l'obéissance, écrit Nietzsche, il y a également une certaine « résistance » ; « la puissance propre ne s'y trouve en aucun cas abandonnée »(28). Dans la mesure où la puissance dominée reste une puissance, ne renonce pas à résister, elle continue à affecter la puissance qui domine(29).
Aussi, le jeu des multiples puissances aboutit à des « formations de domination », c'est-à-dire des complexes de puissances, tel le corps par exemple. Ces formations ne peuvent en aucun cas être pensées comme des organismes, où les différentes parties seraient réunies selon des principes téléologiques, mais comme des équilibres qui résultent du combat des puissances dominantes et dominées qui les composent(30).
Cependant, cette hiérarchie n'est jamais, pour Nietzsche, le résultat du rapport des puissances : bien au contraire, elle est le principe de ce rapport. Autrement dit, c'est par un « jugement de valeur »(31) que commence tout rapport. Et l'établissement de cette hiérarchie est l'acte même de la puissance : celui qui domine est celui-là même qui « détermine les valeurs »(32). Cette détermination est ce que Nietzsche nomme interprétation. L'interprétation est ainsi l'acte même de la volonté de puissance(33).
On voit en quoi, si le nietzschéisme n'est pas un finalisme, il se distingue également du mécanisme. Nietzsche dénonce l'idée que « le sentiment de puissance est la puissance même qui met en mouvement »(34). Car, à ses yeux, la volonté de puissance n'est pas une cause(35), un moteur, mais d'abord un simple « regard »(36) – un « regard supérieur que l'on jette »(37). Elle n'est pas une action qui vise à soumettre, mais la « certitude intérieure », préalable à toute action, « que l'on sera obéi »(38).
Ces considérations suffisent à voir en quoi le nietzschéisme est radicalement distinct du darwinisme – différence que Nietzsche souligne lui-même : il a devant les yeux « le contraire » de ce que voit Darwin(39). Alors que pour ce dernier la « sélection » s'effectue « au profit des plus forts », pour Nietzsche, si la nature est cruelle(40), c'est envers les types supérieurs(41). En premier lieu, parce que la puissance n'est pas affaire de fait (le nietzschéisme n'est pas un « faitalisme »(42)), elle n'est pas le résultat d'une sélection, mais ce à partir de quoi se déploie toute action. En second lieu, parce que le déploiement de la puissance signifie constitution de « formations de dominations » toujours plus complexes, c'est-à-dire habitées d'un plus grand nombre de conflits. Ainsi s'explique le paradoxe de l'homme : l'être le plus complexe est en même temps une « créature pleine de contradictions », et donc la créature la plus fragile(43).
Igor Sokologorsky
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Nietzsche, F., Été 1886-printemps 1887, 6[4], Kritische Studienausgabe 12, p. 232.
- 2 ↑ Nietzsche, F., la Gaie Science, « Plaisanterie, ruse et vengeance », § 7, Kritische Studienausgabe 3, p. 354.
- 3 ↑ Nietzsche, F., Aurore, livre 4, § 318, Kritische Studienausgabe 3, p. 228.
- 4 ↑ Nietzsche, F., Lettre à Bernhard et Elisabeth Forster du 2 décembre 1886.
- 5 ↑ Heidegger, M., Nietzsche, Pfullingen, t. 1, Günther Neske, 1961, pp. 13-14.
- 6 ↑ Ibid., p. 12.
- 7 ↑ Ibid., p. 473.
- 8 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[121], Kritische Studienausgabe 13, p. 300.
- 9 ↑ Nietzsche, F., Novembre 1887-mars 1888, 11[71], Kritische Studienausgabe 13, p. 34.
- 10 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[79], Kritische Studienausgabe 13, p. 259.
- 11 ↑ Nietzsche, F., Automne 1885-printemps 1886, 1 [61], Kritische Studienausgabe 12, p. 26.
- 12 ↑ Nietzsche, F., la Gaie Science, livre III, §108, Kritische Studienausgabe 3, p. 467.
- 13 ↑ Nietzsche, F., Fin 1886-printemps 1887, 7[62], Kritische Studienausgabe 12, p. 317.
- 14 ↑ Nietzsche, F., Printemps-automne 1881, 11 [36], Kritische Studienausgabe 9, p. 454.
- 15 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[79], Kritische Studienausgabe 13, p. 259.
- 16 ↑ Nietzsche, F., Automne 1887, 9[89], Kritische Studienausgabe 12, p. 382.
- 17 ↑ Nietzsche, F., op. cit., t. 1, p. 12.
- 18 ↑ Ibid., p. 56.
- 19 ↑ Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, deuxième partie, « L'esprit libre », § 36, p. 55.
- 20 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[80], Kritische Studienausgabe 13, p. 260.
- 21 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[174], Kritische Studienausgabe 13, p. 360.
- 22 ↑ Nietzsche, F., Humain, trop humain, t. 1, huitième partie, « Un coup d'œil sur l'État », § 477, Kritische Studienausgabe 2, p. 311.
- 23 ↑ Nietzsche, F., Automne 1885-printemps 1886, 1[92], Kritische Studienausgabe 12, p. 33.
- 24 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[121], Kritische Studienausgabe 13, p. 300.
- 25 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[174], Kritische Studienausgabe 13, p. 360.
- 26 ↑ Id.
- 27 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[80], Kritische Studienausgabe 13, p. 260.
- 28 ↑ Nietzsche, F., Juin-juillet 1885, 36[22], Kritische Studienausgabe 11, pp. 560-561.
- 29 ↑ Nietzsche, F., Été-automne 1884, 27[27], Kritische Studienausgabe 11, p. 282.
- 30 ↑ Nietzsche, F., Automne 1885-printemps 1886, 1[31] Kritische Studienausgabe 12, p. 18.
- 31 ↑ Nietzsche, F., Novembre 1887-mars 1888, 11 [96], Kritische Studienausgabe 13, p. 45.
- 32 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1884, 25[355], Kritische Studienausgabe 11, p. 106.
- 33 ↑ Nietzsche, F., Automne 1885-automne 1886, 2[151], Kritische Studienausgabe 12, p. 140.
- 34 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[81], Kritische Studienausgabe 13, p. 260.
- 35 ↑ Nietzsche, F., Printemps-été 1883, 7[25], Kritische Studienausgabe 10, p. 250.
- 36 ↑ Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, première partie, « Des préjugés des philosophes », § 19, Kritische Studienausgabe 5, p. 32.
- 37 ↑ Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, neuvième partie, « Qu'est-ce qui est noble ? », § 257, Kritische Studienausgabe 5, p. 205.
- 38 ↑ Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, première partie, « Des préjugés des philosophes », § 19, Kritische Studienausgabe 5, p. 32.
- 39 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[123], Kritische Studienausgabe 13, p. 303.
- 40 ↑ Nietzsche, F., Printemps 1888, 14[123], Kritische Studienausgabe 13, p. 305.
- 41 ↑ Ibid.
- 42 ↑ Nietzsche, F., Contribution à la généalogie de la morale, troisième dissertation : « Que signifient des idéaux ascétiques ? », § 24, Kritische Studienausgabe 6, p. 400.
- 43 ↑ Nietzsche, F., Été-automne 1884, 26 [119], Kritische Studienausgabe 11, p. 182.
- Voir aussi : Deleuze, G., Nietzsche et la Philosophie, PUF, Paris, 1962.
→ éternel retour, nihilisme, puissance, surhomme, valeur, volonté