manichéisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


De Manikhaios, nom grec donné au Persan Mani, ou Manès.

Morale, Ontologie, Théologie

1. Doctrine – hérétique – qui, sous la plume de Mani, réduit le monde à trois étapes : le passé, ou l'état d'une dualité parfaite entre les substances du Bien et du Mal ; le présent, souillé par le mélange de ces éléments fondamentaux ; et le futur, qui promet leur séparation renouvelée. La sotériologie manichéenne promet le salut par le refus du compromis, et le rejet radical de notre monde ici-bas comme médiation de notre condition. – 2. Par extension, toute interprétation dogmatique du réel en termes de bien et de mal...

Entre la formulation originelle d'une doctrine et sa métamorphose historique en idée reçue, il y a souvent un fossé, un univers, le hiatus qui sépare le rameau de la racine... Rares sont les épithètes qui ne trahissent pas le patronyme d'où ils viennent. Rares sont les termes qui ne subissent pas l'oubli coupable dans lequel l'usage les enferme pour leur assigner une signification qui n'a qu'un rapport lointain avec leur sens natal. Rares, et curieuses, sont les expressions qui, malgré les strates de l'histoire, conservent l'essentiel des préjugés qui leur ont donné le jour. Force nous est pourtant de constater que le manichéisme lointain du iiie s. ap. J.-C. était bien « manichéen », au sens où, de nos jours, nous pourrions le dire de quiconque simplifie le monde à l'extrême et se contente de poser sur les phénomènes une grille indigente, ou bipolaire. Il semble bien qu'il en soit du manichéisme comme d'un corps solide qui, pour assurer sa pérennité, aurait adopté des formes – apparemment – moins rigides.

Comment l'éléphant manichéen est-il devenu le bacille stupide qui contamine la morale ? Que signifie – de la théogonie délirante de Mani jusqu'aux propos de l'actuel président américain (2002) sur « l'axe du mal » – une telle persistance ? Comment comprendre que, de l'ontologie la plus simple jusqu'au degré le moins élevé de l'exigence intellectuelle, le manichéisme ne se soit pas trahi en se sécularisant ? Comment ce que l'Église considérait comme une « hérésie » est-il, en un sens, devenu la norme de tout dogmatisme ? À quoi tient donc cette postérité singulière et rétive à l'abandon traditionnel du sens premier ?

Examiner le manichéisme, son histoire et les principes fondateurs de Mani n'a d'intérêt que dans la mesure où cet examen nous permet de débusquer – du « dualisme moral » platonicien dont parle Nietzsche jusqu'au « Choc des civilisations » cher à S. P. Huntington – les modalités sous lesquelles la promesse manichéenne du salut se dissimule bien avant et longtemps après le surgissement de la secte, et sous lesquelles elle agit comme un sédatif supplémentaire sur nos consciences bien assoupies. Certes, contrairement au vœu de ses disciples radicaux, l'étrange caméléon du manichéisme (simple dans son propos et infini dans ses formes) a renoncé au folklore de sa naissance et subi nombre de transformations, mais il n'a jamais oublié l'esprit de pesanteur qui le définit.

En conséquence, la question qui se pose ici est de savoir si c'est l'ontologie qui précède la morale, ou bien l'inverse ; elle est de savoir si cette curieuse postérité tient à l'extrême simplicité de la doctrine manichéenne, ou bien au fait que le manichéisme est une structure de la pensée comme telle, accidentellement incarnée dans la secte rigide qui lui donna son nom, et pour qui toute altération orale ou interprétative de l'orthodoxie était un blasphème. À défaut de trancher un tel débat, retenons au moins que le manichéisme, simplificateur et hostile à toute discussion, fonctionne comme l'anti-Talmud, ou encore le propre de la difficulté trop humaine à penser par-delà Bien et Mal.

Raphaël Enthoven

Notes bibliographiques

  • Augustin (saint), la Cité de Dieu.
  • Nietzsche, Fr., Humain, trop humain, Par-delà le bien et le mal, la Généalogie de la morale, le Crépuscule des idoles.
  • Puech, H.-C., le Manichéisme, son fondateur, sa doctrine, Flammarion, Paris, 1979.
  • Tardieu, M., le Manichéisme, PUF, Paris, 1981.

→ dualisme, éthique, gnose, mal, morale, rédemption