maître et esclave, maître et serviteur
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Maître : en grec : despotès ; en latin : dominus ; en allemand : Herr. Esclave / serviteur : en grec : doulos / thétês ; en latin : servus ; en allemand : Sklave / Knecht.
Morale, Politique
Concept politique ayant pour fonction d'exposer les rapports de domination qui sont constitutifs de l'exercice d'un pouvoir en général.
Qu'il existe quelque chose comme un « maître » et un « esclave » impose que l'on admette la possibilité qu'un homme soit soumis à un autre homme. Le couple n'est en outre pensable que dans la relation de nécessité mutuelle qui unit les deux parties : pas de maître sans esclave, ni d'esclave sans maître.
De cette union conceptuellement nécessaire, Aristote tire une nécessité selon la nature : le couple existe « pour la satisfaction des besoins indispensables »(1), et la relation de servitude permet une réponse à ces besoins dépassant la simple satisfaction immédiate, puisqu'elle libère le maître des fatigues de la production (poiesis). Il y a pour Aristote un genre de vie véritable qui est action (praxis) et qui est réservé aux maîtres, et un genre de vie inférieur, la production, qui est réservé aux esclaves, aux outils. Le maître est un homme véritable et l'esclave un homme dégradé ou inauthentique.
C'est à partir d'une anthropologie des besoins que l'esclavage se légitime : l'homme se hisse d'un degré politique à l'autre (du couple à la cité) par une série de besoins à satisfaire. La relation maître-esclave est le lieu où cette anthropologie des besoins se révèle fondatrice de rapports de pouvoirs. Cette intégration de la servitude à un discours général sur la domination politique permet à Aristote de passer de l'unité du couple à l'unité sociale. Il donne la possibilité de penser l'unité de la cité comme ce qui subsume les contraires du maître et de l'esclave (ou des dominants et des dominés) : c'est parce que la cité (dominante) instrumentalise ses citoyens (serfs) qu'elle constitue une unité.
La critique de la thèse aristotélicienne de la naturalité de l'esclavage à partir de la renaissance humaniste transforme l'intérieur de la relation, mais c'est toujours dans le but de maintenir le couple comme modèle micro-politique de la constitution de l'État. Pour Hobbes(2) et tous ses successeurs, la relation commence par un duel entre deux hommes naturellement égaux, ce qui implique une transformation radicale de la relation : non seulement elle est de convention (explicite, qui plus est), mais surtout elle ne peut se penser que comme une violence de l'un sur l'autre. Hegel montre ainsi, en moderne, que reconnaître la violence de la domination implique de reprendre à zéro le schéma aristotélicien : en effet cette violence ne s'achève pas dans l'unité du travail produit, mais se retourne contre le maître.
Il propose une interprétation inédite de la relation maître-esclave : elle n'est plus explicitement politique mais pose l'affrontement des deux figures dans la construction même de la conscience de soi. Hegel montre alors(3) de quelle façon, dans le face-à-face de deux consciences singulières et encore indépendantes, l'opposition qui les affronte prend aussitôt le caractère d'une négation de l'autre conscience comme vie, ce qui implique que, s'y exposant, chacune des deux consciences joue également sa vie propre dans l'affrontement. Celle qui soutient l'épreuve et place la reconnaissance au-dessus de la vie domine, celle qui n'a que la vie pour essence se fait dépendante de la première et se met à son service.
Le travail auquel est voué le serviteur, dans l'ombre de la peur de la mort (qui était déjà chez Hobbes l'essence de la domination), n'est pas seulement une « dépossession » de soi de la conscience qui se résoudrait dans la conscience dominante, comme l'esclave se résolvait dans le besoin du maître aristotélicien. Ici, au contraire, parce que l'élaboration se fait dans le réfrènement du désir du serviteur au profit de celui du maître, il y a là « le début de la sagesse », car « le travail façonne »(4).
Il y a donc dans la servitude une formation (Bildung), une expérience qui résiste à l'anéantissement de l'humanité de l'esclave. Et même, l'esclave est en fait le seul à devenir véritablement humain : il n'y a que lui qui, par le travail, apprenne à satisfaire ses besoins en différant la destruction de la chose, alors que le maître reste un prédateur. En un sens radicalement opposé à Aristote (même s'il faut garder à l'esprit que c'est la relation elle-même, et non l'un ou l'autre de ses termes, qui est créatrice du monde social), c'est l'esclave qui endosse chez Hegel la responsabilité de l'accession à l'universel et au monde éthique dans lequel nous vivons. Par un effet de retour de la violence de la domination, le maître reste étranger à ce monde de la Sittlichkeit, en héros aristocratique asocial dans un univers nouveau qu'il ne comprend pas.
Nietzsche semble retourner à Aristote sur ce point. Ce sont pour lui les maîtres qui créent l'État et le monde policé : « Chez les opprimés, les impuissants : chacun des autres hommes passe pour ennemi, brutal, exploiteur. Avec une telle mentalité, il ne pourra guère se constituer de communauté, si ce n'est sous la plus grossière des formes (...). – Notre moralité [Sittlichkeit] actuelle a poussé sur ce terrain des races et des castes dominantes »(5). Pour qu'existent la moralité et le droit, il faut une communauté de valeurs, la possibilité d'un échange et donc la reconnaissance d'une égalité, qui ne peut exister qu'entre ceux qui peuvent riposter à la violence. Si nous vivons dans une morale d'esclave, cela ne signifie pas que la morale a été créée par eux, mais qu'ils se sont révoltés à l'intérieur de la morale des maîtres et en ont renversé toutes les valeurs(6).
Cela signifie que Nietzsche reconnaît la violence non seulement comme fondatrice du rapport initial de domination, mais encore comme structurant l'ensemble de la vie sociale : en cela ce n'est certes pas un retour aux Grecs qu'il opère, puisque ceux-ci sont « naïfs comme la nature quand ils parlent d'esclaves »(7). En effet, toutes les théories de la naturalité de la domination sont pour Nietzsche des masques idéologiques visant à rendre supportable, tant politiquement que moralement, le choix (nécessaire et tragique) de refuser l'humanité à toute une classe d'homme.
Sébastien Bauer
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Aristote, Politique, I, 3, 1253 b16, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1962. Lire plus généralement l'ensemble des chapitres 3 à 7.
- 2 ↑ Hobbes, T., Léviathan, trad. G. Mairet, Gallimard, Paris, 2000, ch. 20, pp 326 sq.
- 3 ↑ Hegel, G.W.F., Phénoménologie de l'esprit, B, IV, A, 3. Trad. J.P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991.
- 4 ↑ Ibid., p. 157.
- 5 ↑ Nietzsche, F., Humain, trop humain, § 45, trad. R. Rovini, 1968, in Œuvres Philosophiques complètes, tome III, Gallimard, Paris.
- 6 ↑ Ibid., Généalogie de la morale, I, trad. P. Wotling, Librairie Générale Française, Paris, 2000.
- 7 ↑ Ibid., Fragments posthumes I [10]1, trad. M. Haar, in OPC tome I, Gallimard, Paris, 1976.
