laideur

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du francique lai, « désagréable », « contrariant », « rebutant », apparenté à l'anglais loath, et à l'allemand leid.

Esthétique

Ce qui provoque répulsion et inquiétante étrangeté, en raison soit de son caractère déplaisant, grotesque ou monstrueux, soit du phénomène de dégradation qui y est associé. Longtemps expulsée de tout art et de toute pensée parce que manifestation de moins-être, mais revalorisée à l'époque moderne, autant du point de vue de la création artistique (Hugo, Préface à Cromwell) que de la perception esthétique.

La question de la laideur s'est bien peu posée au cours des siècles, car il s'agissait surtout d'interroger la beauté, alliée alors au bon, au bien et au vrai, tel le Kalos Kagathos de Platon. De même, l'Ancien Testament dénonce dans celui qui est laid, défiguré ou déformé, un affront à Dieu qui a créé l'homme à son image et ressemblance(1). La laideur est perçue comme un châtiment, la manifestation visible d'un péché et d'un vice, au contraire de la beauté qui s'apparente à un don gratuit, mieux, à une vertu(2). Affectée de déficience ontologique, elle est traitée par saint Augustin comme une apparence erronée(3), et cela rejaillit sur l'appréhension de l'art : la peinture est vanité et fausseté, puisqu'on n'admire point les originaux ainsi que le note Pascal(4), dans le droit fil de Platon(5).

À l'époque cartésienne, le laid est assimilé au désordre, à l'anarchie, à la passion. Des peintres comme Bosch ou Bruegel représentent des monstres, des excroissances de chair ; le peuple est figuré souillé, ignorant (cf. le double sens de « vilain »). Cependant, une fois peinte, gravée ou dessinée, devenue motif artistique, la laideur accède à la haute sphère de la beauté. Ce qui paradoxalement renvoie à la philosophie de Plotin et à la fonction de spiritualisation qui est celle de l'art : l'artiste transforme la matière (laide) en une forme rationnelle (belle).

Avec l'apparition de l'esthétique au milieu du xviiie s., le laid tend à devenir une faute de goût. Cependant, la querelle entre Winckelman et Lessing au sujet du cri « trop beau » que pousse Laocoon pose la question de la relation entre le laid et l'idéal. Selon le premier, la souffrance ne peut enlaidir un tel visage, Laocoon maîtrise sa peine. Lessing, lui, constate qu'un cri de douleur n'aurait pu être beau puisqu'« une bouche béante est [...] en sculpture un creux »(6) ; les auteurs ont ainsi sacrifié l'expression à la beauté formelle(7). Le laid réaliste et expressif est exclu au profit d'une beauté idéale, irréelle.

Dans la Critique de la faculté de juger, Kant remarque que le beau est ce qui plaît universellement sans concept. « Dès lors, [...] toute recherche d'une finalité orientée devient automatiquement le critère du laid », constate M. Gagnebin(8). Le goût s'érige en jugement tandis que le laid et le beau s'embrasent dans un concept qui oscille entre terreur et admiration, le sublime. Fort de ces nouvelles appréhensions, le romantisme ouvre la voie aux Caprices de Goya, aux monstres de Hugo, aux grotesques, aux descriptions brutes de Zola et de Huysmans, à la Charogne de Baudelaire.

À l'aube de la modernité, la laideur est jugée à la fois réaliste, impitoyable, déconcertante et anarchiste. Fait étrange, elle n'est plus simplement comprise dans les formes des monstres, mais contamine aussi la forme de l'art. L'expérience du laid s'assimile à un apprentissage du regard. Voir le laid, c'est voir ce qui est autre, original, impertinent, dérangeant, fascinant. En définitive, la beauté ennuie ; essais philosophiques et esthétiques vont revaloriser en ce sens le pouvoir du laid.

La laideur est ainsi la marque de l'œuvre du temps sur l'homme, le symbole de la mort chez Gagnebin, un des auteurs les plus engagés dans la recherche sur le laid. Les œuvres de Goya, d'Ensor, de Cremonini ou de Czapski, les performances du « Body Art » après la Seconde Guerre mondiale, déclinent ce thème de la finitude humaine (perspective philosophique) ou de la castration, de la mutilation (perspective psychanalytique) en le rendant présent à travers l'immondice et l'inacceptable. Le laid est d'ailleurs perçu comme le signe avant-coureur d'une mort, un mauvais présage par Sartre(9). Fasciné par la prééminence du laid dans l'art moderne et effectuant une différence essentielle entre la laideur dans l'œuvre et la laideur de l'œuvre, M. Ribon ne cesse à son tour de sonder l'écart qui rend une œuvre belle. D'autres auteurs travaillent aux interfaces qu'une esthétique du laid peut entretenir avec le médical (J.L. Fischer, Canguilhem, Foucault), le Pharmakon (Derrida), la monstruosité (Lascault), l'imaginaire (Krestovski) ou même le destin. Ils interrogent la laideur à l'aune de ce que le spectateur projette sur l'autre. La force du laid est dans cette multitude de propositions cachées que la surface d'une toile, le grain d'une pellicule, tentent de mettre au jour.

À travers tous ces mouvements de pensée, dans une époque agitée par des catastrophes naturelles et des crimes monstrueux, la laideur, considérée comme une fatalité à défaut d'être fatale, telle la beauté, est devenue une catégorie esthétique autonome, dont la violence révulse et attire simultanément le regardeur.

Carole Wrona

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Voir Lévitique XXI, 16-24.
  • 2 ↑ Bayer, R., Traité d'esthétique, A. Colin, Paris, 1956, p. 108.
  • 3 ↑ Gagnebin, M., Fascination de la laideur, la main et le temps, L'Âge d'Homme, Lausanne, 1978, p. 94 (2e éd. remaniée, avec l'addition d'une postface « L'en-deçà psychanalytique du laid », Seyssel, Champ Vallon, 1994).
  • 4 ↑ Pascal, B., Pensées, fragment 134.
  • 5 ↑ Platon, la République, III, passim.
  • 6 ↑ Lessing, Laocoon (1766), chap. II, trad. Hermann, Paris, 1990, p. 51.
  • 7 ↑ Cf. aussi, op. cit., chap. XXIII et XXIV, p. 159.
  • 8 ↑ Gagnebin, M., op. cit., p. 103.
  • 9 ↑ Sartre, J.-P., « Le séquestré de Venise », in Situations, t. IV, Gallimard, Paris, 1964, pp. 341-342.
  • Voir aussi : Canguilhem, G., Le normal et le pathologique (1966), PUF, coll. Quadrige, Paris, 1999.
  • Castelli, E, Le démoniaque dans l'art, Vrin, Paris, 1958.
  • Fischer, J. L., Monstres, histoire du corps et de ses défauts, Syros-Alternative, Paris, 1991.
  • Foucault, M., Les anormaux, cours au collège de France (1974-1975), Gallimard, Paris, 1999.
  • Krestovsky, L., La laideur à travers les âges, Seuil, Paris, 1947.
  • Lascault, G., Le monstre dans l'art occidental, Klincksieck, Paris, 1973.
  • Monestier, M., Les monstres (1978), Tchou, Paris, 1996.
  • Polin, R., Du laid, du mal, du faux, PUF, Paris, 1948.
  • Ribon, M., Archipel de la laideur, essai sur l'art et sur la laideur, Kimé, Paris, 1995.

→ beauté, drame, esthétique, sublime