fragment

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin fragmentum.

Esthétique

Partie d'un ensemble (lui-même détaché ou détruit), morceau d'un objet brisé. Partie incomplète d'une œuvre perdue ou non réalisée.

Les xviiie et xixe s. sont marqués par une esthétique des ruines(1). Au xxe s. s'y substitue une esthétique du fragment ; celui-ci ne renvoie plus seulement aux restes du passé. Rodin a donné, en sculpture, ses lettres de noblesse au fragment, en y voyant l'équivalent d'une œuvre pleine(2). Le fragment a longtemps été pensé en relation étroite avec l'objet dont il provenait et sur le fond d'un art figuratif. Il ne pouvait alors y avoir de fragment ou de reste que d'un objet ou d'une figure reconnaissables. Le fragment appelait le prolongement virtuel de l'ensemble de ses manques.

Partie d'un tout qui n'a pas besoin de figurer en son entier pour se manifester, le fragment constitue au contraire, pour la pensée contemporaine, une entité autosuffisante. Utilisant comme matériau tout ce qui est de l'ordre du rebut ou du déchet (emballages, objets cassés), l'art contemporain confère à la notion un nouveau statut. Sa réhabilitation passe par celle de l'art populaire (Picassiette), du marché aux puces (le surréalisme), de l'art brut (Dubuffet), de la récupération (Picasso), du bricolage (Lévi-Strauss). Ainsi, T. Cragg recycle dans ses œuvres des fragments qu'il assemble en tenant compte de leurs couleurs, contours et lignes de force. Le fragment n'est plus envisagé en lui-même (comme chez Rodin) mais comme élément au sein d'un nouvel ensemble. L'univers des mythes apparaît de même à Lévi-Strauss comme un perpétuel réassemblage de fragments hétérogènes(3). Vers 1960, les « nouveaux réalistes » se comportent ainsi vis-à-vis du monde : « Détachons-en un fragment : sa valeur d'universelle signifiance est égale à celle de l'ensemble, c'est la partie prise pour le tout. »(4).

Sur le plan littéraire et philosophique, et dans la perspective de Nietzsche, le xxe s. a vu le développement d'une pensée fragmentaire, opposée à la toute-puissance d'une pensée rationaliste et organisée. Artaud(5) et Barthes(6) accordent au fragment un statut de fulgurance. Longtemps défini comme la partie d'une œuvre détruite ou non effectuée, le fragment se voit (en raison même de son caractère lacunaire) doté d'une profondeur, d'une richesse de sens supplémentaire.

Florence de Mèredieu

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Volney, C. F., les Ruines ou Méditation sur les révolutions des empires (1791), rééd. A. et H. Deneys, in Œuvres, t. I, Fayard, coll. « Corpus », Paris, 1990.
  • 2 ↑ Rodin, A., l'Art (Entretiens réunis par P. Gsell), Grasset, Paris, 1911.
  • 3 ↑ Lévi-Strauss, C., la Pensée sauvage, Plon, Paris, 1962.
  • 4 ↑ Restany, P., « Manifeste de la nouvelle peinture » (1960), in les Nouveaux Réalistes, éditions Planète, Paris, 1968.
  • 5 ↑ Artaud, A., Fragments d'un Journal d'enfer (1926), in l'Ombilic des Limbes, Gallimard, Paris, 1956.
  • 6 ↑ Barthes, R., Fragments d'un discours amoureux, Seuil, Paris, 1977.

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