désintéressement

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Introduit par les philosophes britanniques, concept devenu central chez Kant, critiqué par Nietzsche, mais resté vivace.

Esthétique

L'idée apparaît avant sa terminologie et désigne tout d'abord l'amour de Dieu pour lui-même, sans aucun autre but. Progressivement étendue à l'esthétique, elle devient explicite avec Kant et constitue la clef de voûte de son esthétique. En dépit des critiques qu'elle a suscitées, elle continue d'être défendue.

D'un bout à l'autre de l'histoire du désintéressement, on trouve J. Stolnitz qui, d'une part, a retracé son émergence dans la philosophie britannique avant Kant(1) et qui, d'autre part, a proposé de la repenser à l'aune de la modernité(2). Pour Shaftesbury, l'idée de désintéressement (sans le terme) procède d'une critique de l'intérêt mêlé à la vertu lorsqu'on s'y adonne par espoir d'être récompensé ou par peur d'être puni(3). Elle définit l'homme vertueux attaché à la vertu pour ce qu'elle a de bon en elle-même ; elle caractérise aussi l'amour désintéressé de Dieu, c'est-à-dire l'amour de Dieu pour lui-même, pour « l'excellence de l'objet »(4). Le philosophe britannique esquisse le glissement du terme vers l'esthétique, lorsque, dans la lignée platonicienne, il parle des qualités morales en termes de beauté absolue et distingue l'intérêt politique de l'amiral qui contemple l'océan de sa contemplation pour sa seule beauté(5). A. Alison est encore plus explicite : à propos d'œuvres d'art – la Vénus de Médicis et l'Apollon du Belvédère –, il distingue l'attitude critique qui évalue l'œuvre en fonction de règles de l'attitude esthétique qui se concentre sur l'œuvre en tant que telle et, suspendant toute relation avec quoi que ce soit d'autre, se laisse entraîner dans « une sorte de rêverie enchanteresse »(6).

Chez Kant, la notion explicite de jugement désintéressé (uninteressiert, ohne Interesse) devient un concept central de la définition du jugement, la clef de voûte de la Critique de la faculté de juger(7). En effet, dans l'« Analytique du beau », qui est construite à partir des catégories logiques – quantité, qualité, modalité, relation –, le philosophe décide de commencer par la qualité et, au sein de cette catégorie, par le jugement indéfini : le beau est non intéressé (uninteressiert). Ce n'est pas un jugement négatif qui corrige une erreur, mais un jugement indéfini qui situe l'esthétique dans le champ ouvert de la satisfaction soustraite à tout intérêt. D'emblée, en tant que désintéressé, le jugement esthétique échappe à la détermination pratique, pathologique ou conceptuelle. C'est un jugement pur, raison pour laquelle il est le modèle même du pur jugement et de l'activité subjective.

Jusqu'ici, la question du désintéressement est considérée du point de vue de l'œuvre et de sa réception, comme une attitude contemplative. C'est ce point de vue que Nietzsche(8) critique, considérant que Kant et Schopenhauer se sont mépris sur l'art en privilégiant non seulement l'angle de la réception, mais encore une approche cognitive de la part du spectateur. Il préconise de reprendre la question du point de vue de l'artiste, de son expérience intime dans la pratique de l'œuvre et le commerce du beau. Il ne saurait y avoir, à cet égard, désintéressement, mais bien au contraire un intérêt personnel, sensible, que Stendhal exprime en définissant la beauté comme une promesse de bonheur.

On pourrait croire que ce type d'intérêt artistique ait trouvé son plein écho dans les attitudes artistiques modernes. Pourtant, Stolnitz a récemment considéré, non sans paradoxe, que la conception de l'œuvre autonome que celles-ci manifestent correspond au thème du désintéressement dont il a repris le flambeau. Pour lui, ce concept signifie que l'objet esthétique est considéré indépendamment de tout objectif en vertu duquel il pourrait servir et que l'esprit se concentre sur lui, dans une sorte d'expérience qui n'a d'autre objet qu'elle-même. Partagée par d'autres, cette conception identifie désintéressement esthétique et autonomie de l'art.

Dominique Chateau

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Stolnitz, J., « On the Origins of “Aesthetic Disinterestedness” », Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 19-20, 1961.
  • 2 ↑ Stolnitz, J., Aesthetics and the Philosophy of Art Criticism (1960), Boston, Houghton Mifflin Co., trad. du chap. I, in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988.
  • 3 ↑ Shaftesbury, A., Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times, etc., 3 vol., Londres, I, 1714.
  • 4 ↑ Op. cit., II.
  • 5 ↑ Ibid.
  • 6 ↑ Alison, A., Essays on the Nature and Principles of Taste, 4e éd., Édinbourg, 1815.
  • 7 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974.
  • 8 ↑ Nietzsche, F., Généalogie de la morale (1895), Troisième Dissertation, § 6, trad. Albert, Gallimard, Paris, 1964.

→ attitude esthétique, distance esthétique, faculté de juger, jugement (esthétique)