désespoir

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin spes, « attente ».

Métaphysique, Morale, Philosophie de la Religion, Psychologie

État de celui qui n'a plus d'espoir, qui n'attend plus rien de favorable. Élément central de l'œuvre de Kierkegaard, où il caractérise à la fois l'excès et le défaut de « possible », le désespoir peut être rapproché de la « fatigue », selon Nietzsche, et de la mélancolie, selon Freud.

Le sentiment que « tout est vanité » et qu'il n'y a « rien de nouveau sous le soleil » n'est lui-même pas nouveau, et la figure de Hamlet ne sachant s'il vaut mieux être ou ne pas être (oscillant ainsi entre la fatigue d'exister et l'angoisse du néant) rappelle aussi celle des tragiques grecs : non seulement Ulysse aurait pu être assassiné, et Pénélope trahir, mais Hamlet pourrait avoir lui-même à son insu tué son père et épousé sa mère ! On peut ainsi transformer l'épopée en tragédie, juste par un ratage, et il n'est pas rare que les plus grandes figures de l'espérance se transforment en celles du découragement et du désastre. D'où la question cruciale de Kant : « Que m'est-il permis d'espérer ? », hantée par la question du mal radical, et qui vise à dissocier l'espérance du bonheur des pratiques qui prétendraient nous le mériter, car elles sont vouées à l'échec et au pire.

C'est dans la Maladie à la mort (longtemps traduit sous le titre de Traité du désespoir(1)) que Kierkegaard propose son analyse du désespoir comme maladie existentielle, comme l'impossibilité du bonheur qui se cache dans le bonheur lui-même, comme le « ne pas pouvoir mourir » (et mourir vivant de cette impossibilité), comme le malheur absolu parce que révélant un malheur toujours déjà là. Le désespoir boîte entre l'impossibilité de se débarrasser de l'étroitesse de soi pour devenir un autre, et l'impossibilité de devenir complètement soi-même, cet individu précis que je pourrais oser être « devant Dieu » (Kierkegaard pense Dieu comme celui qui nous permet d'être seuls, et le « chrétien » comme une figure radicale et tremblante de l'anticonformisme). Le désespoir dévoile cette disproportion intime, ce rapport de soi à soi où le désespéré oscille entre la faiblesse et le défi, entre le fini et l'infini, entre la nécessité et le possible, entre la tentation de condamner le soi comme on condamne une porte risquée et l'émiettement du temps dans l'infinie virtualité des petits devoirs. Le désespéré ne peut même pas s'en prendre à soi-même de son désespoir, car la responsabilité supposerait que quelque chose soit encore possible. Seulement il n'est pas possible de savoir jusqu'au bout que l'on désespère sans devenir soi-même, et si la réalité vécue du désespoir est une perdition atroce, la possibilité de désespérer est tout simplement la faculté d'exister.

Dans un tout autre ordre d'idée, il y a, chez Schopenhauer (qui pense aussi que la mort même ne saurait être une délivrance, parce qu'elle n'est pas même un anéantissement, et que, comme le remarque Pessoa, rien ne pourra faire que je ne sois pas né, que je n'aie pas existé), le sentiment aigu qu'il n'y a rien de nouveau, que tout revient au même, que le destin ne nous en veut même pas, que lorsqu'on a atteint son but soi-même on a changé et l'effort était vain, que les chagrins comme les plaisirs viennent à leur heure et qu'alors n'importe quoi fait l'affaire, et qu'il faut bien se guérir de ce cadeau empoisonné qu'est l'espérance(2). Pour Nietzsche, au contraire, c'est cette grande fatigue de vivre, ce grand dégoût, qui est nihiliste et qui est la maladie mortelle, non seulement volonté de dormir mais volonté de néant, non seulement fatigue du sentiment, de la faculté de donner sens, mais que le rien devienne l'idéal(3). Et il faut être fatigué de la fatigue humaine pour aller jusqu'au bout du nihilisme et en finir avec son incapacité à rien finir. On peut rapprocher ces figures du désespoir de la notion de mélancolie chez Freud, dans laquelle la perte d'un être encore aimé, qu'il soit mort ou vivant, entraîne la perte temporaire de la possibilité d'aimer en général : non seulement le monde est endeuillé, mais le moi est vide(4). Tout le travail de la mélancolie consiste à cesser de se reprocher ce qu'on reproche à l'objet de l'amour perdu, et à rompre avec ce dernier pour retrouver la vie : mais la jubilation orphique de ce retour peut être aussi hyperbolique, excessive et imaginaire, que le désespoir lui-même.

Olivier Abel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kierkegaard, S., la Maladie à la mort (1849), Paris ; le Concept d'angoisse (1844), Paris.
  • 2 ↑ Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation (1819), Paris ; l'Art d'être heureux, Seuil, Paris, 2001.
  • 3 ↑ Nietzsche, F., la Généalogie de la morale (1887), Paris.
  • 4 ↑ Freud, S., « Deuil et mélancolie » (1915), in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968.
  • Voir aussi : Chrétien, J.-L., De la fatigue, Minuit, Paris, 1996.
  • Ehrenberg, A., la Fatigue d'être soi, Odile Jacob, Paris, 1998.

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