absurde
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin absurdus, « discordant ».
D'abord conçu négativement comme révélant la vérité par contraste, défaut et opposition, l'absurde se fait compagnon de la liberté, dans le sillage des philosophies de l'existence. D'une problématique d'entendement, on passe insensiblement à une perspective éthique.
Logique, Morale
Ce qui est contraire au sens commun ou qui comporte une contradiction logique. Par extension, sentiment que le monde, la vie, l'existence, n'ont pas de sens (xxe s.). Pour Camus, ce sentiment résulte de la rencontre entre les clameurs discordantes du monde et notre « désir éperdu de clarté », entre son silence et notre appel(1). Et, pour Sartre, tout est contingent, superflu, jeté là dans un décor de hasard(2).
Une première source du thème est issue de la prédication protestante de la grâce, don gratuit de Dieu, qui peut donner le sentiment que nos existences sont superflues, et l'inquiétude de savoir ce que nous faisons là, comme le demande Kierkegaard, et d'une certaine manière Emerson. Une seconde source apparaît avec l'idée de Schopenhauer que le vouloir-vivre n'a aucun sens, sinon sa propre prolifération aux dépens de lui-même : l'absurde et la contradiction nous conduisent alors au détachement, éventuellement accompagné de compassion. Nietzsche réagit autrement à ces sentiments : l'acceptation de l'absurde et de l'insensé, loin du renoncement, peut conduire par la révolte à une innocence seconde. L'absence de finalité, la mort de Dieu nous renvoient à nous-mêmes, abandonnés à la responsabilité de donner nous-mêmes sens et valeur à ce que nous sentons, faisons et disons. C'est ce que fait le héros mythique de Camus, et « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Si, pour Sartre, le sens n'est pas donné, c'est qu'il est à construire. Le problème est, alors, que cette augmentation infinie de la responsabilité peut s'accompagner d'une angoisse infinie, celle de la liberté.
Mais il y a aussi une source littéraire, et l'atrocité des guerres contemporaines a ravivé le sentiment que le malheur est trop injuste et, plus encore, absurde (Job), et qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil (l'Ecclésiaste). Cette veine biblique du genre sapiential se trouvait chez Shakespeare (« une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire »(3)) et chez Calderon(4), mais elle prend toute son expansion avec Kafka(5) et le théâtre de l'absurde (Beckett, Ionesco, Sartre, Camus). En revenant au langage ordinaire et à l'humour de l'absurde quotidien, les auteurs jouent sur les hasards des mots et des langues(6), et, comme le dit Prévert : « Pourquoi comme ci et pas comme ça ? » Ils jouent sur les conversations où les interlocuteurs ne parlent pas de la même chose, ou ne cherchent pas à parler de ce qui leur importe. Ils explorent l'impossibilité de communiquer l'incommunicable ou d'expliquer l'inexplicable.
La crise de l'absurde n'est pas par hasard contemporaine d'une crise du langage, et de la confiance au langage ordinaire. La réponse à l'angoisse de l'absurde pourrait d'ailleurs bien se trouver dans cette euphémisation littéraire de l'absurde, manière d'en rire ou de l'apprivoiser. Le modèle en serait alors le jugement esthétique de Kant, et sa finalité sans fin : le sentiment que cela a un sens même si on ne sait pas lequel. Mais le labyrinthe kafkaïen nous place sans cesse dans des situations dont le sens nous échappe et nous menace d'autant plus, comme si les réponses et les questions ne correspondaient jamais. Peut-être le sentiment de l'absurde, où le fait le plus ordinaire n'a plus de sens commun et ne va plus de soi, et où l'on n'est plus sûr ni d'exister soi-même ni de jamais pouvoir rencontrer une autre existence, provient-il d'un trop grand désir de clarté. Reste alors à multiplier les voyages et les déplacements pour se faire croire que la vie a un sens.
Olivier Abel
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Camus, A., le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942. L'Homme révolté, Gallimard, Paris, 1951.
- 2 ↑ Sartre, J.-P., la Nausée, Gallimard, Paris, 1938. L'existentialisme est un humanisme, Gallimard, Paris, 1946.
- 3 ↑ Shakespeare, W., Macbeth (1605).
- 4 ↑ Calderon de la Barca, P., La vie est un songe (1636), Garnier-Flammarion, Paris.
- 5 ↑ Kafka, Fr., le Procès (1914) ; Journal (1910-1923).
- 6 ↑ Joyce, J., Ulysse (1922).
→ cohérence, existence, existentialisme, sens
raisonnement par l'absurde
Logique, Mathématiques
Depuis Aristote et Euclide, le raisonnement par l'absurde (apagogique ou indirect) est d'usage courant en sciences.
Plutôt que de procéder à un impossible examen de tous les corbeaux pour vérifier la proposition : « Tous les corbeaux sont noirs », il suffit de s'arrêter au premier corbeau non noir venu. Cette méthode du contre-exemple établit la supériorité d'une stratégie de falsification sur celle directe de vérification(1).
De même, en logique, il est plus aisé de procéder par l'absurde plutôt que de prouver directement une proposition à partir des axiomes et des théorèmes déjà connus(2). Soit à évaluer A, on fait l'hypothèse de ¬A et on développe ses conséquences. Si ¬A conduit à une contradiction, on a établi qu'on ne peut falsifier A, qui est donc valide. Ce raisonnement indirect repose sur le tiers exclu : le constat du caractère contradictoire des conséquences de ¬A ne conduit à A que par le truchement de A v ¬A. Un logicien intuitionniste, disciple de Brouwer, qui n'admet pas le tiers exclu, récusera donc toute procédure apagogique. De ce qu'il est contradictoire qu'il n'existe pas de nombre ayant telle propriété P, on ne peut plus inférer que ce nombre existe. Est requise une construction effective qui exhibe un tel nombre.
La tentative infructueuse du Père Saccheri en 1733 pour démontrer par l'absurde le postulat euclidien des parallèles ouvrit la voie aux géométries non euclidiennes.
Denis Vernant
Notes bibliographiques