décoratif

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin decor, « ce qui convient » puis « parure, ornement ». Adjectif attesté depuis le milieu du xixe s. et substantivé par Viollet-de-Duc.

Esthétique

Catégorie esthétique relative aux arts appliqués et dont le contenu a toujours fait problème puisqu'on le suspecte toujours de gratuité.

À la différence des concepts esthétiques organiques, le décoratif ne peut faire valoir aucune généalogie de légitimation. Construit au voisinage de notions aussi diverses que « ornement », « décor », « goût », « dépense », « ordre », « convenance », etc., il ne peut être appréhendé que de manière indirecte : on ne se trouve jamais face à face avec le décoratif, mais toujours en présence de quelque chose qui lui prête son masque ; ce que l'on voit, c'est le décalage, le supplément, qu'il provoque.

Autant l'ornement relève d'une logique à l'intérieur de laquelle le visible s'organise en oppositions claires et distinctes, autant le décoratif relève d'une pensée spectrale multipliant les catégories intermédiaires, suscitant toute une gamme de « nuances » qui accompagnent son déploiement. Ainsi ne suffit-il pas d'opposer le parergon à l'ergon, car aussitôt surgit un parergon de parergon, comme ce « cadre doré » que Kant oppose au « bon cadre » qui n'encadre que par sa forme(1). De même, en architecture, est-il vain de dénoncer le mensonge et l'excès, liés à tels matériaux, à telle structure surajoutée, car qui pourra jamais déterminer où finit le structurel et où commence le superflu, et départager l'ergon du parergon ?

Si le xixe s. apparaît comme le siècle où les conditions sont remplies pour que soit problématisée une logique du décoratif, c'est à coup sûr parce qu'il amplifie de manière exponentielle les fissures apparues au siècle précédent dans l'édifice de l'architecture classique, en particulier au sein de la notion d'ordre, tant au sens étroitement architectural que sociologique, la notion de convenance étant reléguée au profit de celle de distinction. La Critique au jugement de Kant atteste de ce tournant en thématisant de manière inédite l'opposition entre « beauté libre » et « beauté adhérente », puisque les exempla qu'il cite de beautés libres – dessins à la grecque et rinceaux pour des encadrements ou sur du papier peint – avaient toujours été jusque-là assimilés à des beautés non « libres » mais asservies à certains lieux et fonctions subalternes, par opposition à la beauté du grand art(2). Dans ce renversement, Kant fait surgir une composante essentielle à la logique du décoratif qui est son « détachement », au sens de ce qui ne peut être enserré dans un ordre, n'adhère pas à ses protocoles, et s'inscrit sur une ligne de fuite. Mais cette notion de liberté va tellement a contrario de ce que son temps est en voie de penser sous l'opposition entre arts nobles et appliqués qu'elle ne sera jamais assumée par ses successeurs romantiques.

Le décoratif ne peut s'élever à la dignité de concept qu'en dépassant l'horizon des péripéties historiques qui ont affecté l'architecture et les arts décoratifs, à savoir lorsqu'il est pensé comme opérateur de déplacement des marques que l'ordre, par le relais de l'ornement, s'efforce d'inscrire dans le réel. Au service d'une refondation antiautoritaire et antinormative de l'esthétique, il incarne alors la beauté libre, quitte à faire figure de défaut venant contredire le programme ordonnancé du décor.

Jacques Soulillou

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. Philonenko, § 14, Vrin, Paris, 1968, p. 68.
  • 2 ↑ Ibid., § 16, pp. 71-72.
  • Voir aussi : Baudrillard, J., le Système des objets, Gallimard, Paris, 1968.
  • Le Corbusier, l'Art décoratif aujourd'hui (1925), rééd. Flammarion, Paris, 1996.
  • Soulillou, J., le Décoratif, Klincksieck, Paris, 1990.

→ désintéressement, esthétique industrielle, expression, goût