criticisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Le terme de « criticisme » a été utilisé par Kant lui-même, dans sa réponse à Eberhard(1), pour désigner sa position philosophique entre scepticisme et dogmatisme. Schmid, l'un des premiers à avoir fait cours sur Kant à l'université d'Iéna, reprend presque littéralement dans son dictionnaire la définition du maître : le criticisme est « la maxime d'une méfiance universelle à rencontre de tous les jugements synthétiques a priori », méfiance consécutivement à laquelle il convient d'apprendre à pénétrer « le fondement universel de leur possibilité, les conditions essentielles de notre faculté de connaître »(2). Quoique la philosophie critique soit intimement liée au nom de Kant, il ne faut pas pour autant confondre criticisme et kantisme. Krug rappelle, au début du xixe s., que la philosophie et la méthode kantiennes, si grand que fût leur auteur, portaient les traces d'« une unilatéralité et d'une limitation individuelles » qui les empêchèrent d'exprimer complètement l'Idée critique(3). Ce fut justement afin de pallier les défauts particuliers qu'on prêtait à l'entreprise du maître que toute une génération de penseurs se lança dans la spéculation.

Philosophie Générale, Philosophie Moderne

Il fallait, tout d'abord, répondre aux reproches thématiques pleuvant de toutes parts. Parmi les contempteurs du criticisme se trouvaient notamment des dogmatiques qui se réclamaient de Leibniz et de Wolff, comme Eberhard, Maass ou Kästler, ainsi que des sceptiques qui chantaient la louange de Hume, comme Feder, Schulze ou Jacobi. L'esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure avait fait l'objet de nombre d'attaques de la part des dogmatiques, quant à la différence du phénomène et de la chose en soi, à l'idéalité du temps et de l'espace ainsi qu'à la nature du savoir mathématique. L'analytique transcendantale ne demeura pas en reste, puisqu'il se révéla nécessaire d'en justifier la partition des jugements en analytiques et en synthétiques, la validité des catégories ou la doctrine du schématisme(4). L'un des premiers à défendre la philosophie nouvelle de toutes ces attaques fut Schultz, le prédicateur et mathématicien de Königsberg. Il désira apporter sa contribution à la philosophie des mathématiques en réaffirmant les positions kantiennes(5), car c'était bien là que se trouvait le véritable fondement supportant le système tout entier(6).

Il s'agissait, ensuite, de formuler à nouveaux frais les découvertes du fondateur de la philosophie critique. La réécriture de l'œuvre de Kant s'imposait, car la novation prétendue de son vocabulaire lui aliénait une partie importante du public savant. Herder ou Hamann exprimèrent ainsi leur mécontentement au sujet du cant style, jargon propre à la philosophie critique, une « langue qu'aucune école ne s'était permise avant elle »(7). De nombreux recenseurs s'étaient plaints également de l'incompréhensibilité de la pensée nouvelle. Selon l'expression de Schultz, l'obscurité alléguée de la Critique venait en fait de ce qu'on l'avait traitée comme un « livre scellé » ou comme une œuvre d'une profondeur telle que « la lumière du jour du sens commun essaierait en vain de l'éclairer »(8). À la suite du Kant des Prolégomènes à toute métaphysique future, il convenait de donner quelques explications sur le criticisme et d'en lever les obscurités. Reinhold suivit cette voie, lorsqu'il voulut mettre son talent d'écrivain au service de la philosophie nouvelle, afin de la laver du reproche le plus universel qui lui fût adressé, celui d'avoir péché par incompréhensibilité.

Reinhold nourrit l'espoir de concilier les sectateurs de tous bords. Ce fut, tout d'abord, ses Lettres sur la philosophie kantienne, qui, quelques mois après la querelle du panthéisme, vantèrent l'évangile de la raison contre ceux qui, tel Mendelssohn, avaient reproché à Kant d'avoir broyé toute chose, ou contre ceux qui, tel Jacobi, avaient prôné un saut périlleux dans la foi(9). Les résultats de la Critique que Reinhold y communiqua au public instruit concernaient, avant tout, les « vérités fondamentales de la religion et de la morale ». Ce fut, ensuite, l'Essai d'une nouvelle théorie de la faculté humaine de représentation qui entendit clarifier le concept de « simple représentation ». Par ce moyen, l'auteur de la Philosophie élémentaire pensait pouvoir jeter le fondement distinct de l'entreprise kantienne, dont ni les partisans de Leibniz ni ceux de Locke ou encore de Hume n'auraient pu disconvenir sitôt qu'ils l'auraient connu. La démarche critique de Kant ne pouvait qu'être analytique, méthode de découverte ; la consolidation des acquis kantiens devait désormais suivre un autre ordre, celui de l'exposition, des prémisses jusqu'aux conséquences(10).

En un mot, à la critique de la raison, simple propédeutique, devait succéder le système de la raison, la science proprement dite(11), comme procédant d'un principe unique. Cette compréhension du criticisme trouva en Fichte et en Schelling deux continuateurs. Fichte pensa que le propre de la critique était d'« instituer des recherches sur la possibilité, la signification propre, les règles d'une telle science ». Après la critique, moment méthodique, devait survenir le système métaphysique, la doctrine de la science comme « déduction génétique de ce qui survient dans notre conscience »(12). La philosophie véritable avait besoin d'un premier principe pour achever de faire ce que la critique promettait. Schelling, dès la préface de Du moi, rappela que « toute la démarche de la Critique de la raison pure ne saurait en aucune façon se confondre avec celle de la philosophie comme science », qui s'ébranlait non à partir d'un simple sentiment de nécessité et d'universalité, mais bien d'un principe unique(13). Le scepticisme, le dogmatisme et la philosophie populaire, courants rejetés comme obsolètes, et qui n'avaient pas reconnu en la philosophie kantienne une révolution dans la manière de penser, devaient être terrassés par son achèvement systématique.

Cette conception fondationniste du criticisme, c'est-à-dire cette tentative d'accomplissement systématique selon la méthode synthétique, du fondement vers les théorèmes, ne fut pas universellement partagée. Beck s'en prit au principe reinholdien, présenté comme axiome, Grundsatz, et lui substitua une demande, ou Postulat. Les éclaircissements personnels qu'il donna de l'œuvre de Kant devaient révéler la vraie nature du criticisme(14). Maimon tint, quant à lui, Reinhold pour un écrivain perspicace et au style presque inimitable, mais trouva son entreprise purement formelle, sans que le penser réel soit pris en compte. La « philosophie critique » était « déjà achevée par Kant » et ne pouvait être améliorée que par le bas, dans une confrontation serrée avec l'expérience factuelle, et non par le haut, dans la recherche d'une proposition première(15). À la fin du siècle, Kant lui-même dut rappeler publiquement que la philosophie de Fichte ne constituait pas un « authentique criticisme », et que la différence qu'elle introduisait entre propédeutique et système lui était incompréhensible(16). Le vieux maître, qui veillait déjà sur ses ennemis, eût souhaité que Dieu le gardât encore de ses amis hypercritiques.

Le scepticisme envers la Grundsatzphilosophie, le criticisme entendu à la manière de Reinhold, de Fichte, puis de Schelling, connut, en outre, une importante diffusion dès que ceux-ci commencèrent à en faire profession. Toute une série de penseurs, comme Erhard ou Niethammer, Schlegel ou Novalis, inclinèrent très tôt vers une autre compréhension du kantisme, davantage entendu comme un travail d'« approche infinie » que comme la recherche d'un principe premier de toute déduction(17). Indépendamment de ce rejet portant sur l'aspect systématique formel, la coloration pratique que Reinhold avait donnée au criticisme ne se démentit pas. Le médecin et philosophe Erhard entendait bien se servir des outils théoriques kantiens pour défendre le droit des peuples à la révolution, tandis que le philosophe, pédagogue et théologien Niethammer se proposait de diffuser à son tour l'évangile de la raison(18).

Le criticisme était synonyme de bouleversement, non pas seulement dans les manières de penser, eu égard à la seule spéculation, mais aussi dans les manières d'agir, eu égard à la morale et à la politique. Dès 1785, Schultz, l'un des fondateurs de l'Allgemeine Literatur-Zeitung, une institution de poids dans la diffusion du criticisme, avait écrit qu'« avec la Critique de la raison pure [...] a commencé une nouvelle époque de la philosophie », puis prédit que la « révolution qu'elle apportera, et doit apporter, n'en est encore qu'à ses débuts ». Les différentes facultés universitaires, notamment à Iéna, subirent à l'époque l'influence du criticisme(19). Plus au loin, un Fichte, qui dira vivre dans un nouveau monde, où le devoir ne doit plus être biffé de tous les dictionnaires, mais obtient à nouveau un sens, depuis que la seconde Critique l'a dessillé, puis qui entreprendra de tirer les conséquences politiques de ce que, « réveillé par Rousseau », l'esprit « s'est mesuré lui-même »(20), se montrera, à l'instar de toute sa génération, fils de l'événement primordial qu'a constitué l'irruption du criticisme.

Jean-François Goubet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Gesammelte Schriften, éd. par l'Académie royale des sciences de Prusse, Berlin, Reimer, puis De Gruyter, à partir de 1900, t. VIII, p. 226.
  • 2 ↑ Schmid, K. C. E., Wörterbuch zum leichtern Gebrauch der Kantischen Schriften, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975, art. « Criticismus », p. 161.
  • 3 ↑ Krug, W. T., Allgemeines Handwörterbuch der philosophischen Wissenschaften, vol. II, Leipzig, Brockhaus, 1833, art. « Kriticismus », p. 653.
  • 4 ↑ Cf. l'anthologie de Ciafardone, R., La « Critica della ragion pura » nell'Aetas Kantiana, t. 1 et 2, Japadre, Rome, 1987, puis 1990.
  • 5 ↑ Schultz, J., Prüfung der Kantischen Critik der reinen Vernunft, première partie, Hartung, Königsberg, 1789, p. V.
  • 6 ↑ Ibid., seconde partie, Nicolovius, Königsberg, 1792, p. VI.
  • 7 ↑ Hamann, J. G., et Herder, J. G., Aufklärung. Les Lumières allemandes, textes et commentaires par G. Raulet, Garnier-Flammarion, Paris, 1995, pp. 32 et 108.
  • 8 ↑ Schultz, J., Erläuterungen über des Herrn Professor Kant Critik der reinen Vernunft, Königsberg, Hartung, 1791, pp. 5-6.
  • 9 ↑ Reinhold, K. L., « Über die bisherigen Schicksale der kantischen Philosophie », Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1963, pp. 13 et 8n.
  • 10 ↑ Ibid., pp. 57 et 65s.
  • 11 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, B XXXVI.
  • 12 ↑ Fichte, J. G., Essais philosophiques choisis, trad. L. Ferry et A. Renaut, Vrin, Paris, 1984, pp. 23-24.
  • 13 ↑ Schelling, F. W. J., Premiers Écrits (1794-1795), PUF, Paris, 1987, pp. 49-50.
  • 14 ↑ Beck, J. S., Einzig möglicher Standpunkt aus welchem die kritische Philosophie beurteilt werden muß, Hartknoch, Riga, 1796.
  • 15 ↑ Maimon, S., Streifereien im Gebiete der Philosophie, Aetas Kantiana, Bruxelles, 1968, pp. 182 et 187.
  • 16 ↑ Kant, E., dans Fichte, J. G., Œuvres choisies de philosophie première, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1990, p. 313.
  • 17 ↑ Frank, M., « Unendliche Annäherung ». Die Anfänge der philosophischen Frühromantik, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1997.
  • 18 ↑ Erhard, J. B., Du droit du peuple à faire la révolution et autres écrits de philosophie politique, trad. A. Perrinjaquet, L'Âge d'homme, Lausanne, 1993, et Niethammer, F. I., Korrespondenz mit dem Herbert- und Erhard-Kreis, éd. par W. Baum, Turia + Kant, Vienne, 1995.
  • 19 ↑ Cf. le recueil Der Aufbruch in den Kantianismus : der Frühkantianismus an der Universität Jena von 1785-1800 und seine Vorgeschichte, dir. N. Hinske, Frommann-Holzboog, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1995, pp. 92 et 233s.
  • 20 ↑ Léon, X., Fichte et son temps, t. 1, Alcan, Paris, 1922, p. 86s, et Fichte, J. G., Considérations sur la Révolution française, trad. J. Barni, Payot, Paris, 1974, p. 103.

→ critique (philosophie), idéalisme allemand