avortement
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin du xiie s. abortare, « avorter ».
Biologie, Morale, Philosophie du Droit
Au sens propre, acte par lequel quelque chose de déjà vivant meurt avant de voir le jour (un fœtus, par exemple, mais aussi, par extension, un projet, une insurrection, etc.). Par métonymie, on le dit aussi de la mère qui portait en elle cette vie interrompue, l'interruption de la vie pouvant être spontanée ou provoquée.
À vrai dire, chacun des termes de cette définition a pu être discuté, dans un conflit intense d'arguments et d'émotions, qui touche particulièrement, depuis la légalisation de l'avortement dans la plupart d'entre eux, les pays culturellement marqués par le monothéisme et, notamment, par le christianisme catholique romain ; mais pas seulement.
La position « libérale » insiste, d'abord, sur le fait que la grossesse est un drame de la femme avec elle-même (S. de Beauvoir(1)). Dans la tradition issue de Locke et du droit britannique, si la femme est propriétaire de son corps, et si le sujet est un être capable de se référer à lui-même (dans sa santé, sa liberté, son bonheur), l'embryon est un « intrus » dont les droits ne s'imposent pas à la mère sans son consentement (Rothbard). Et ce d'autant moins que l'embryon n'a pas de conscience de soi ni de son éventuelle douleur (M. A. Warren). Selon le célèbre apologue de J. Javis Thompson, on ne pourrait obtenir de force le branchement d'un célèbre violoniste dans le coma sur le rein d'un « prêteur », même s'il était le seul « compatible » et si c'était pour seulement neuf mois(2). Les libéraux reprochent aux conservateurs de sacraliser la vie et le processus biologique. Et ils ont obtenu des pouvoirs publics la légalisation de l'IVG (l'interruption volontaire de grossesse) à cause du drame des avortements clandestins, et du fait que ceux qui pensent comme eux ne cherchent pas à imposer leur morale aux autres, tandis que ceux qui veulent interdire l'avortement veulent identifier leur morale et le droit.
La position que l'on peut appeler « conservatrice » est, d'abord, celle qui a été soutenue par les différents papes, et qui tient à la doctrine de la foi catholique : la vie humaine doit être absolument respectée dès la conception(3). Cette doctrine s'appuie sur un fait évident, qui est l'identité biologique de l'individu, sa « persévérance dans l'être ». Elle développe l'idée que la nature humaine ne dépend pas de la conscience de soi, de l'autonomie ou de la responsabilité de la personne, mais qu'elle existe aussi dans la précarité du vivant, et même dans les handicaps qui nous semblent rendre la vie indigne d'être vécue. Elle pointe le risque d'eugénisme attaché à l'IVG pratiquée à la suite d'un diagnostic anténatal. Elle s'appuie aujourd'hui sur un sentiment accru de la fragilité du vivant, et sur l'idée que les libéraux sont aussi impuissants à voir que les embryons humains sont des humains que jadis les maîtres étaient impuissants à voir l'humanité de leurs esclaves (R. Wertheimer(4)). Il est enfin reproché à ces mêmes libéraux de majorer injustement la naissance, comme si celle-ci faisait passer d'un coup d'une pratique quasi contraceptive à un homicide.
Dans ce dilemme, la difficulté d'une position intermédiaire est de penser un conflit tragique des droits, selon que l'on accorde plus ou moins à l'enracinement biologique et à la reconnaissance sociale, à l'idée que l'embryon est vraiment une personne, ou à celle qu'il existe selon la manière dont il sera « traité » : car il est entre nos mains, et d'abord entre celles de la mère, responsable de sa fragilité (J. English(5)). Si l'avortement est un drame horrible que l'on ne saurait banaliser, ni pour l'embryon ni pour la mère (séquelles physiologiques ou psychiques), il vaut mieux admettre qu'il puisse être, dans certains cas, un moindre mal, et l'on sait qu'une femme décidée à avorter, à qui l'on refuse le secours médical, est prête à risquer sa santé et sa vie dans des manœuvres abortives à hauts risques. Il vaut d'ailleurs mieux, comme le propose S. Cavell, retourner le problème, accepter que l'avortement soit l'échec de notre droit de l'adoption, de nos mesures sociales d'accompagnement de la parentalité, de l'éducation contraceptive, de l'amour conjugal, de la responsabilité parentale envers les mineures : « Plus on juge effroyable la chose, plus on devrait juger effroyable l'accusation qu'elle porte sur la société. »(6).
Olivier Abel
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Beauvoir, S. (de), Le Deuxième Sexe, 1949.
- 2 ↑ Jarvis Thomson, J., « Abortion », in The Boston Review, XX, no 3, 1995.
- 3 ↑ Jean-Paul II, Humanae vitae.
- 4 ↑ Wertheimer, R., « Understanding the abortion argument », in Philosophy and Public Affairs, I, no 1, automne 1971.
- 5 ↑ English, J., « Abortion and the concept of a person », in Biomedical Ethics, 1991.
- 6 ↑ Fagot-Largeault, A. et Delaisi de Parseval, G., « Les droits de l'embryon humain et la notion de personne humaine potentielle », in Revue de métaphysique et de morale, 1987 / 3.
- 7 ↑ Cavell, S., les Voix de la raison, 1996.
- Voir aussi : Risen, J., Wrath of Angels : The American Abortion War, 1998.
