photographie et peinture

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».

La " camera oscura "

L'histoire de la photographie est intimement liée à celle de la peinture : elle a été inventée par des peintres, pour des peintres, qui en conçurent l'idée dès le xve s. pour apporter des solutions toujours plus satisfaisantes aux problèmes posés par la peinture comme représentation du monde réel sur une surface plane, notamment le problème de la perspective. Niepce (1765-1833), Talbot (1800-1877) et Daguerre (1787-1851) n'ont fait que développer chimiquement et fixer l'image projetée par la camera oscura, dont Léonard de Vinci, reprenant un thème platonicien, explique le mécanisme et à laquelle Giovanni Battista della Porta suggère dès 1588 d'ajouter une lentille convexe pour donner plus de luminosité à l'image ainsi projetée. C'est surtout chez les peintres de la vie quotidienne dans la Hollande de la seconde moitié du xviie s. (Vermeer de Delft, Hoogstraten) et chez les védutistes italiens des xviie et xviiie s. (Vanvitelli, Zuccarelli, Canaletto et Bellotto) que l'emploi de la camera oscura fut systématique. Cet emploi est mis en évidence par des particularités de style propres à la vision optique : compression de l'espace en profondeur, grossissement exagéré et flou des détails au premier plan dû à la réfraction de la lumière (Vermeer de Delft a su tirer de ce dernier trait un parti esthétique voulu). Déjà, Canaletto mettait les artistes en garde contre l'incorrection de la perspective telle que la restitue la camera oscura. Servante du peintre, destinée à lui faciliter l'approche du réel, celle-ci lui impose déjà ses lois et ses déformations et l'en détourne : on retrouvera ce paradoxe dans les rapports photographie-peinture.

Réactions dans le monde artistique des origines de la photographie jusqu'à Duchamp

Premier accueil favorable

Les peintres et les critiques d'art ne se sont guère prononcés lors de la publication des découvertes de Daguerre, hormis Paul Delaroche. Celui-ci écrivit à Arago une lettre enthousiaste, que ce dernier lut publiquement, pour déclarer que cette invention satisfaisait à tous les besoins de l'art. Mais il semble bien que les peintres aient été, comme les critiques, d'abord favorables à la photographie, en laquelle ils ont vu tout de suite la " servante idéale de la peinture " (Baudelaire). On connaît au moins, outre celui de Delaroche, 2 témoignages d'importance, d'ailleurs indépendants, ceux de Delacroix et de Ruskin, persuadés l'un comme l'autre que l'étude de la photographie permettrait aux peintres d'accéder à une supériorité inégalée (ce sont les propres mots de Delacroix !).

Ruskin connut dès 1841 les premiers daguerréotypes, les collectionna, en prit lui-même, s'en aida pour ses aquarelles et en parla constamment dans ses écrits sur l'art, conseillant par exemple aux peintres de regarder des reproductions de sculpture pour apprendre à peindre les draperies. C'est aussi dans le modelé des formes par la lumière et l'ombre que résident pour Delacroix la leçon du daguerréotype et sa supériorité sur le dessin ; on comprend mieux dès lors la fascination qu'un artiste qui n'avait pas la conception imitative de l'art d'un Ruskin éprouvait pour la photographie, fascination dont rien ne transparaît dans sa peinture. Sans doute faut-il aussi la mettre sur le compte de son esprit exceptionnellement curieux et spéculatif. En 1851, il fut membre fondateur de la Société héliographique, où il dut être introduit par le peintre et photographe Ziegler, élève d'Ingres, dont il utilisa les photographies dès 1850. En 1853, son intérêt ne fit que croître, sans doute renforcé par la rencontre à Dieppe d'Eugène Durieu (1800-1874), et il organisa chez lui des séances auxquelles assistaient d'autres peintres, comme Bonvin, où Durieu photographiait le modèle dans des poses indiquées par lui. Philippe Burty acheta à la vente de son atelier un des albums de photographies sur lesquelles il s'exerçait à dessiner.

Dans les débuts de la photographie, les relations ont été étroites entre peintres et photographes, ces derniers étant souvent peintres eux-mêmes ou issus de milieux cultivés et soucieux des mêmes problèmes formels. Les plus grands photographes du xixe s. ont été des peintres, médiocres sans doute, mais qui, pour la plupart, exposaient régulièrement au Salon : Nègre, Baldus, Legray et Lesecq, ces deux derniers élèves de Delaroche. Daguerre a été un charmant petit maître, apprécié à nouveau de nos jours (Intérieur de l'église des Feuillants, Louvre ; Ruines de la chapelle de Holyrood, Liverpool, Walker Art Gallery, tous deux au Salon de 1824). Nadar et Carjat (1828-1906) sont venus à la photographie par la lithographie et la caricature. Le premier a ouvert en 1853 son salon de portraits photographiques, où toutes les personnalités artistiques ont défilé avant qu'il ne soit prêté aux manifestations des peintres impressionnistes en 1874. Carjat est lié à Millet, à Baudelaire, à Courbet, qui depuis 1854 se fait photographier régulièrement avec une grande complaisance, par lui ou par d'autres, et l'appelle " mon ami, mon biographe ". Le peintre Corot, lui, à partir de 1853, a longuement pratiqué le " cliché-verre " : sur une plaque de verre émulsionnée au collodion —une technique photographique récemment importée de Grande-Bretagne — longtemps exposée à la lumière, on dessine à la pointe d'acier ou à la plume d'oie sur la couche devenue opaque, sur laquelle les traits s'enlèvent en clair. De ce négatif, on obtient un positif sur papier sensible exposé à la lumière. Ce sont 2 photographes amateurs, Adalbert Cuvelier et L. Grandguillaume, connus à Arras par l'intermédiaire de Constant Dutilleux, qui lui avaient appris cette technique. Corot ne tira d'ailleurs jamais les positifs lui-même, mais laissa ce soin à Grandguillaume et à un élève de ce dernier, Charles Desavary. Celui-ci vint travailler à Barbizon avec Pierre Dutilleux et d'autres photographes encore, et les peintres de Barbizon, Millet, Rousseau, Paul Huet, Charles Jacque, eux aussi, firent des " clichés-verre " (connus également de Delacroix et de Fantin-Latour). Horace Vernet fut l'un des artistes chargés de graver les vues photographiques pour les Excursions daguerriennes de Lerebours et Goupil en 1842, la première publication faite d'après des photographies.

En Angleterre, Turner fut sur la fin de sa vie très lié avec le photographe Edwin Mayall (1810-1901), tandis que le peintre symboliste Watts avait pour amie Julia Margaret Cameron (1815-1879), qui, à 48 ans, se découvrit le génie de la photographie.

1859 : critique de Baudelaire

Les relations peintres et photographes se détériorèrent lorsque ces derniers prétendirent au statut d'artiste et obtinrent de l'empereur d'exposer au palais de l'Industrie en 1859 dans des salles proches de celles qui étaient réservées au Salon annuel de peinture. C'est l'époque de la belle et célèbre diatribe de Baudelaire qui remet la photographie à sa place de " servante de la peinture ".

La pétition de 1862 est bien révélatrice de cet état d'esprit. Elle fut signée par Ingres, Flandrin, Fleury-Richard, Nanteuil, Troyon, Bida, Isabey et Puvis de Chavannes (mais Léon Cogniet et Delacroix refusèrent de signer) pour empêcher toute assimilation de la photographie à une œuvre d'art : la question avait été soulevée lors d'un procès entre les photographes Mayer et Pierson, pour une question de droit d'auteur. Vers la même époque, il est vrai, la photographie se commercialise par les soins d'hommes comme Disderi, et la création de nombreux clubs de photographie ne fait que renforcer l'isolement des photographes, par rapport aux peintres, malgré les prétentions " artistiques " des premiers. Cela n'a pas empêché les seconds de suivre avec intérêt les nouvelles découvertes : lorsque le photographe américain Muybridge (1830-1904), en 1877-78, arriva à décomposer les mouvements de l'homme et de l'animal en une série d'images statiques, il reçut un accueil chaleureux, dans son pays et en Europe, de la plupart des artistes : en 1881, Meissonier, qui avait vu ses photographies chez un client américain, l'invita chez lui en présence d'autres peintres, Detaille, Cabanel, Gérôme notamment. Le photographe fut également appelé à faire une conférence à la Royal Academy de Londres. Le peintre Eakins fit financer par l'Académie des beaux-arts de Pennsylvanie l'édition américaine de Animal Locomotion en 1885-1887, et à l'édition anglaise souscrivirent Watts, Alma-Tadema, Poynter, Sargent, Holman Hunt, Whistler, Ruskin, Gérôme, Meissonier, Bouguereau, Detaille, Puvis de Chavannes et même Rodin, pour qui ces images scientifiques étaient pourtant moins expressives que par exemple le galop " ventre-à-terre ", irréaliste mais efficace, de Géricault dans le Derby d'Epsom.

Action des pictorialistes au tournant du siècle

Le photographe américain Stieglitz est celui qui a le plus efficacement combattu pour recréer une union entre peinture et photographie par l'intermédiaire de sa revue, Camera Work, et de sa galerie 291, où il a exposé et publié alternativement aussi bien les dessins de Rodin que les photographies du groupe américain pictorialiste — se rattachant à la fois aux courants impressionnistes et symbolistes, qu'il animait lui-même — et que des peintres cubistes comme Picasso (qu'il fit connaître à l'Amérique dès 1911, donc avant l'Armory Show de 1913) et les photographes qui s'inspiraient de lui, tel le Paul Strand (1890-1976) des années 1915. En 1917, à Londres, les vorticistes exposent au milieu de leurs peintures les photographies abstraites d'Alvin Langdon Coburn (1881-1966), naguère un protégé de Stieglitz.

Les années 1920-1930

Mais cette union étroite ne s'est véritablement accomplie que dans les années 1920, en particulier en Allemagne, autour du Bauhaus, véritable centre de recherches pour l'élaboration et la diffusion d'un nouveau langage plastique adapté au monde contemporain et pouvant s'exprimer indifféremment dans toutes les techniques : aussi bien le film et la photographie (qui a là certainement profité de la reconnaissance accordée au cinéma par les artistes) que la peinture ou le dessin, pour nous limiter artificiellement aux arts de la surface, tandis que l'esthétique du Bauhaus militait en faveur d'une fusion de tous les arts. Moholy-Nagy, qui voyait dans la photographie un moyen d'éveiller l'œil à une vision nouvelle, a joué, même s'il n'est pas le premier a en avoir eu l'idée, un grand rôle à la fois dans son œuvre et dans ses écrits, comme Malerei, Photographie, Film, de 1925, pour élargir le champ d'action du peintre en y introduisant la photographie (en même temps qu'il élargissait considérablement le champ de la photographie en ne la confinant plus dans une simple représentation du réel). L'exposition de Stuttgart " Film und Foto " en 1929, à participation internationale, où furent exposées, à côté de réalisations de photographes purs comme Atget (1857-1927), Renger-Patszch (1897-1966), Edward Weston (1886-1958), celles de peintres comme Lissitsky, Moholy-Nagy, Man Ray, Herbert Bayer, ou d'élèves du Bauhaus comme Florence Henri, fut aussi une consécration pour la photographie, enfin reconnue comme moyen de création à l'égal du cinéma et de la peinture. Il faut y voir une conséquence de cette idée de fusion des arts qui est en germe depuis l'Art nouveau au tournant du siècle et à laquelle dada donna une réalité explosive en se servant même des matériaux les plus inattendus. Que cette consécration de la photographie aux côtés de la peinture ait été seulement perceptible pour les artistes et une poignée de privilégiés, l'expérience de Julien Levy le démontre. Après un séjour prolongé à Paris dans les milieux d'avant-garde, celui-ci rentre à New York et y ouvre dans les années 20 une galerie où il expose côte à côte des peintres surréalistes et des photographes comme Atget (très apprécié des surréalistes, qui publient ses photos dans la Révolution surréaliste en 1926, en particulier celle de la devanture d'une boutique de tailleur où se reflète, créant une association d'images hétéroclites qui leur est chère, l'architecture des maisons d'en face) ou consciemment surréalistes comme Eli Lotar (1905-1970) et Man Ray. Les peintures trouvèrent acquéreurs, mais pas les photographies. Pour Marcel Duchamp, pas de voisinage harmonieux entre photo et peinture. Au contraire, il se sert de la photographie dans ce qu'elle a de plus mécanique (photo scientifique de préférence et sous toutes ses formes, parfois photo populaire) comme d'un antidote contre tout ce qu'il condamne en peinture : subjectivité et sensualité —ou plutôt sensualisme— et surtout toute la " cuisine picturale ", qu'il ne tient pourtant pas à remplacer par une autre " cuisine ", photographique. Il répond en 1922 au fameux questionnaire lancé par Steiglitz : " Une photographie peut-elle avoir un sens artistique ? [...] J'aimerais qu'elle dégoûte les gens de la peinture jusqu'au moment où quelque chose d'autre rendra insupportable la photographie. " Et si depuis 1910 jusqu'à sa mort la photographie joue un rôle essentiel dans son œuvre, c'est comme suggestion ; il ne l'a lui-même guère pratiquée. Elle est pour lui le modèle de ce que devrait être l'art ou l'image (et il reprend là le mythe platonicien de la caverne) : une projection du monde des idées. D'où l'importance chez lui de la silhouette : de celle du couple enlacé se détachant sur la porte créée en 1937 pour la galerie d'André Breton Gradiva aux Autoportraits de profil de 1958, de papier noir découpé sur papier blanc en réserve.

Usage constant de la photographie par les peintres

Une chose est sûre : dès les débuts, tous les peintres se sont constamment servis d'elle, sauf peut-être les impressionnistes (et encore, en excluant Cézanne, Degas, Caillebotte et Monet pendant sa dernière période), qui, dans leur volonté de traduire directement l'impression ressentie devant la nature, n'avaient pas besoin de cet intermédiaire.

Source iconographique

Les témoignages abondent, en 1859 celui d'Ernest Chesnau dans la Revue des Deux Mondes, comme en 1894 à Giverny celui du peintre impressionniste américain Robinson, qui avoue ne pas très bien savoir pourquoi il utilise les photographies, sinon parce que " tout le monde le fait autour de lui ". Outre le rôle évident de document par lequel elle remplace désormais la gravure ou la peinture —Meryon grave d'après un daguerréotype une vue de San Francisco, Manet s'en sert pour sa Mort de Maximilien— , tous l'utilisent pour des portraits de défunts. Le premier usage de la photographie est de décharger le peintre du souci de temps et d'argent de trouver un modèle ; dès 1854, de nombreux photographes se spécialisent dans la publication de photos de nus destinées à cet usage : Moulin, Delessert, Vallou de Villeneuve, Braquehais, et cela jusqu'en 1900, avec par exemple Émile Bayard. Courbet s'est beaucoup servi des nus de Vallou de Villeneuve : pour l'Atelier (une lettre de Bruyas y fait allusion), pour les Baigneuses et aussi sans doute pour la Femme au perroquet. Delacroix a utilisé un daguerréotype pour la petite Odalisque (1857) de la coll. Niarchos (c'est l'iconographie, c'est la pose qui intéresse ici les peintres, lesquels ont le plus souvent complètement transformé le modèle). Souvent, l'artiste combine l'étude du modèle vivant et de la photo. Selon un témoignage d'Eugène de Méricourt en 1855, Ingres se serait servi, pour ses portraits, de photographies de Nadar ; Cézanne, qui était très lent, travaillait souvent sur photographie non seulement pour ses figures, mais aussi pour ses paysages.

Étude préliminaire

Mais les peintres se servent aussi de la photographie comme étude préliminaire de la figure ou du paysage, dont ils s'inspireront librement dans leurs tableaux. Delacroix s'est beaucoup exercé de cette façon. Millet avoue en 1855 à Edward Wheelwhright qu'il se sert de la photographie comme de notes, mais qu'il ne peindrait jamais à partir d'une photographie : pour lui, elles ne sont que des moulages de la nature ; les photos de Jane Morris prises sous la conduite de Rossetti dans des poses qui s'apparentent étroitement à celles de figures de ses tableaux sans avoir pourtant été retenues littéralement témoignent de recherches de ce genre.

À la fin du siècle, Eakins, Robinson parfois, James Tissot à partir de 1870, Fernand Khnopff, Mucha, F. von Stück et Franz von Lenbach ont utilisé systématiquement les photographies en guise de dessins préparatoires ; Stück et Lenbach décalquaient même les visages pour les portraits— une technique de report qui est la continuation logique du système préconisé par Dürer ou du physionotrace de la fin du xviiie s.

Dans le même esprit, Rossetti, Burne-Jones et Degas ont fait faire des agrandissements de leurs propres dessins pour les retravailler ensuite à la peinture ou au pastel ; la photographie évitait alors le report par mise au carreau (ce sont sans doute à de tels dessins que fait allusion Cocteau dans le Secret professionnel, lorsqu'il dit qu'il a eu entre les mains des photos retravaillées au pastel par Degas).

Conséquences de l'invention de la photographie pour la peinture

Décadence de la miniature

On croit pouvoir attribuer à l'apparition de la photographie la disparition du genre du portrait miniature, remplacé par les " cartes de visite " mises au point par Disderi (1819-1890) en 1859 et qui font fureur aussitôt.

Selon des sondages rapportés par Scharf, sur 1 300 peintures exposées à la Royal Academy en 1830, on compte 300 miniatures ; en 1870, on n'en compte plus que 38. Les miniatures connaîtront une brève renaissance sans lendemain vers 1890-1910, période de retour à l'artisanat. Le portrait grandeur nature n'a pas disparu, mais est devenu de plus en plus réservé à une élite. Tandis que la photographie, parfois recouverte de peinture, une invention de Disderi encore, remplaçait, sans dommage, le portrait " vernaculaire ".

Impact de la tradition picturale sur la photographie

Si l'utilisation de la photographie par les peintres a été constante, il ne semble pas qu'elle ait transformé de façon notoire leur vision ni leur style, du moins jusqu'à l'emploi répandu de l'instantané à partir de 1859. Au contraire, c'est la tradition picturale, plus ancienne, donc plus forte, qui a servi dans l'ensemble de référence à ce nouveau moyen de représentation qu'était la photographie, quel que soit le genre abordé : paysage, scène de genre, portrait surtout. Monsieur Bertin date de 1832 et ce n'est donc pas la découverte du daguerréotype (en 1839) qui a fait évoluer Ingres de la stylisation à tendance primitiviste de ses premiers portraits de 1806 vers ce réalisme illusionniste à la Van Eyck. Au contraire, ce même portrait a sans nul doute inspiré le style des photographies de Nadar, tout comme les portraits photographiques des Écossais Hill (1802-1870) et Adamson (1820-1848) dérivaient de l'art de Raeburn, et ceux de Adam Salomon (1811-1881) prétendaient rivaliser avec Gerrit Dou. Les natures mortes ou trophées de chasse dont Adolphe Braun (1811-1877), Roger Fenton (1819-1869), notamment, furent de grands spécialistes renvoient à une longue tradition picturale ; les scènes de genre paysannes de H. P. Robinson (1830-1901) et de Rejlander (1813-1875), comme celles de Stieglitz dans les années 1880, évoquent laborieusement Le Nain, Millet, Murillo. Rejlander, Holland Day (1864-1933), Margaret Cameron ont même cherché à recréer en photographie l'équivalent de la peinture d'histoire et de la peinture religieuse ; pour ne pas parler d'un cas limite comme celui de Richard Polak (1870-1957), qui reconstitue dans ses photographies du début du siècle les tableaux d'intérieurs hollandais du xviie s. Enfin, ce n'est pas par hasard que l'on a appelé " pictorialiste " le mouvement amorcé par Emerson (1856-1936), lequel a redonné une nouvelle impulsion à la photographie artistique à la fin des années 1880. En Amérique, le groupe de Stieglitz Photo Secession, avec en particulier Edward Steichen (1879-1977) et Frank Eugene (1865-1936), en France les pictorialistes Puyo (1857-1933) et Demachy (1859-1938), en Autriche Hugo Henneberg (1863-1918) ont pris la relève et, allant plus loin encore, ont favorisé une photographie dont l'extrême manipulation faisait de chaque épreuve une œuvre unique à l'image de la gravure d'artiste. L'hypothèse de l'historien d'art anglais Aaron Scharf, selon laquelle les paysages d'Adalbert Cuvelier et leur flou vaporeux dû à la fois à l'exploitation d'un défaut de la technique au collodion (l'halation) et à un temps d'exposition lent auraient encouragé l'évolution de la peinture de Corot dans les années 1850, n'est nullement prouvée. Mais elle demeure possible, car Corot était très intéressé par la photographie— les 300 photos de paysage trouvées dans son atelier le montrent bien. Aaron Scharf attribue aussi le manque de hiérarchie dans les diverses valeurs de tableaux de certains préraphaélites (Millais, Holman Hunt) et leur utilisation irrationnelle de la lumière à un démarquage des photographies de Robinson et de Rejlander, en général composées d'un montage de plusieurs photos prises indépendamment. Ne faut-il pas y voir plutôt, comme dans l'emploi des couleurs aigres, une volonté de stylisation héritée des primitivistes et des Nazaréens et qui préfigure un certain Symbolisme ?

Fausse querelle du réalisme photographique

La confusion voulue faite par certains critiques autour de 1860 entre la photographie et l'école réaliste, l'une étant la cause de l'autre, à la fois chez les Goncourt et chez Delécluze, a l'allure d'un règlement de comptes mettant dans le même sac 2 sujets abhorrés, plutôt que d'un jugement objectif. La source du réalisme de Courbet, de Vollon, de l'école de Barbizon est à chercher, pour le choix des sujets comme pour le style, dans la peinture nordique du xviie s. Dans ses marines tardives, en revanche, Courbet a cherché plus étroitement son inspiration dans la photographie : chez Braun (le Paysage au château de Chillon de 1874 [musée d'Ornans] est à coup sûr peint d'après l'épreuve de ce dernier) et, paraît-il aussi, chez Legray. Plus justifiées pourraient sembler les critiques de Frédéric Henriet pour le Salon de 1861, décelant une influence de la photographie aussi bien dans le style néo-grec, dont la touche minutieuse s'apparente à la surface du daguerréotype, que dans le style proprement réaliste. Le réalisme très poussé de la peinture dite " photographique " des petits maîtres — dont Gérôme, Meissonier, Bourgereau, les plus doués, dépassent de loin la troupe, plus médiocre, des Yvon, Destailles, Chocarne-Moreau, William Logsdail — est dû à l'aboutissement au point extrême de l'enseignement académique, pour lequel le rendu de la demi-teinte, si important aussi en photographie (qui leur fut pour cela un instrument utile), joue un rôle essentiel. Certains artistes ont cependant indéniablement été pris du désir de rivaliser d'exactitude avec la photographie au point d'en oublier les buts de la peinture : après la publication des découvertes de Muybridge en 1878 dans la Nature, Meissonier, pour ne citer que lui, a refait 2 de ses tableaux de batailles pour représenter correctement le galop du cheval.

L'apport de la photographie instantanée

La photographie instantanée (temps de pose à 1/58 de seconde) est apparue officiellement en 1859, en même temps que les appareils s'allégeaient et permettaient de choisir d'autres points de vue que le point de vue frontal. Elle fut divulguée rapidement sous forme de vues stéréoscopiques. Certaines photos de villes, dont Hippolyte Jouvin était un des spécialistes réputés en France, prises d'un point de vue élevé et où grouillent les taches des citadins, ont inspiré les premiers sujets des impressionnistes, tel le Boulevard des Capucines de Monet en 1873, ou les tableaux de Pissarro de sujets avoisinants. Agrandies à la loupe, ces taches révélaient des figures prises sans le savoir par la caméra dans des attitudes totalement naturelles, qui, jusque-là, n'avaient pas eu droit de cité —ou presque— en peinture et que l'œil devait même enregistrer sans s'y arrêter. À partir de ces images nées du hasard, Degas, abandonnant les sujets antiques, a élaboré un nouveau style qu'il définit ainsi : " Faire des études de gens dans des attitudes familières et typiques et surtout donner à leur figure le même choix d'expression que leur corps. " Tous les artifices du cadrage photographique (composition décentrée, goût du raccourci, personnage coupé par la composition) ou les défauts d'optique dus par exemple à l'utilisation d'une lentille à court foyer (aplatissement de l'espace, étalement des figures au premier plan, rétrécissement exagéré de l'arrière-plan), Degas pouvait les trouver dans l'estampe japonaise, qui a dû servir de catalyseur ; mais il ne pouvait capter l'expression momentanée d'un visage ou d'un geste qu'à travers la photographie, comme le montre bien sa copie d'une photo de Disderi représentant la princesse de Metternich. La Famille Bellelli, au début des années 1860, est un premier pas encore raide vers cette nouvelle esthétique. On cite en général comme les plus typiques du caractère photographique de son art la Place de la Concorde (vicomte Lepic et ses filles), vers 1875, l'Équipage aux courses (1873), et, avant, la Femme aux chrysanthèmes, de 1865, le Bureau de coton à La Nouvelle-Orléans de Pau (1873) étant évidemment le chef-d'œuvre du genre. Mais c'est toute l'œuvre de Degas qu'il faudrait citer, à partir de 1860, y compris les tableaux de danseuses et de blanchisseuses (on a retrouvé des photos de blanchisseuses dans son atelier). Le côté anticonventionnel de la peinture de Degas a beaucoup choqué les contemporains, qui lui reprochaient, comme Gustave Coquiot à propos du Foyer de la danse, son caractère photographique. Watts, qui admirait tant les portraits de Cameron, n'admettait pas non plus que le peintre adoptât un point de vue autre que frontal. L'intérêt de Degas pour la photographie nous est connu par les témoignages de Lerolle et de Rouart, et il l'a d'ailleurs pratiquée lui-même à partir de 1890, donc après avoir trouvé son style, sans doute encouragé par l'exemple du photographe Barnes, qui travaillait pour lui à Dieppe en 1885 (et dont il envoya des photos à Sickert). Ses propres photos, qui étonnaient les contemporains par leurs recherches de raccourcis (il faisait prendre à ses sujets des poses d'abord incompréhensibles), paraissent bien sages à côté de ses tableaux. Il semble que la peinture de Degas, utilisant une nouveauté technique de la photographie, a créé non seulement pour la peinture, mais pour la photographie elle-même, des nouvelles conventions de représentation. Ainsi, les instantanés pris dans les années 1885-1890 par Maurice Joyant, l'ami de Lautrec, sont très proches, par les intentions et la composition, des tableaux de Degas. La contribution de celui-ci est importante, car il a mis l'accent sur un aspect de la photographie passé jusque-là inaperçu, intégré à sa peinture même : le caractère essentiellement graphique et pauvre en matière (il peint de façon caractéristique généralement avec une pâte très légère délayée à l'essence). Au contraire, les peintres du xixe s., réalistes ou non, avaient surtout été fascinés par les possibilités illusionnistes de la photographie, par sa capacité inégalée, pensaient-ils, de rendre le détail des matières.

L'art de Lautrec, non moins intéressé que Degas par la photographie (il a souvent utilisé les " clichés-verre " de Maurice Joyant) et par l'estampe japonaise, et qui tire de cette influence conjuguée le même parti de composition, est malgré tout moins intéressé par la traduction de l'instantané, davantage tourné vers la stylisation, la caricature, dans la volonté de créer des types. Gustave Caillebotte, qui connaissait Degas de longue date, a essayé de tirer un parti aussi audacieux que ce dernier de la photographie, en particulier pour la mise en page de ses tableaux. Mais, hormis son chef-d'œuvre Paris par temps de pluie de l'Art Inst. de Chicago, son style, trop académique, trahit la hardiesse de ses intentions ; on peut en dire autant de Tissot, qui, à partir de 1870, prépare le plus souvent ses tableaux par des photographies, et de Eakins, dont ce fut aussi la technique habituelle et qui avait pour la photographie un intérêt passionné.

Abandon de la peinture imitative autour de 1880

L'expérience de Degas était un aboutissement sans lendemain, et c'est alors qu'apparaît la grande conséquence de la photographie sur la peinture, reconnue par des critiques comme Fénéon, des artistes comme Redon, Gauguin, qui dispense désormais les peintres de la servitude du réalisme objectif. Ce qui n'empêche pas les artistes symbolistes, comme plus tard les abstraits, d'utiliser la photographie. Gauguin s'est servi plusieurs fois de photographies (dont il gardait en général seulement la composition d'ensemble) comme d'un repoussoir pour l'inspiration de ses tableaux : c'est le cas pour le Pape Moe de 1893. Un autre symboliste, le Belge Fernand Khnopff, lui, a travaillé presque exclusivement à partir de photographies (sa sœur était son modèle préféré) qu'il décalquait, non sans épurer au besoin l'imperfection des contours du visage ou du corps. Dans Souvenirs (1900), par exemple, le contraste entre certaines attitudes anticonventionnelles, saisies avec la même acuité qu'un Degas (mais à moindre frais, puisque Khnopff, semble-t-il, décalquait les photos, mais ne dessinait pas), comme dans la jeune fille qui tient négligemment sa raquette de tennis dans le dos, et le contexte mystérieux et immobile du reste du tableau introduit cette note de " sur-réalité " typique du Symbolisme belge.

Par la suite, tous les peintres ont continué et continuent comme par le passé à chercher dans la photographie soit un motif d'inspiration, soit une méthode de travail.

Influence de la photographie scientifique sur Duchamp et sur les futuristes

Le caractère mécanique de la photographie, qui la rendait suspecte aux artistes du xixe s., constitua au contraire son attrait aux yeux des artistes au début du xxe s.— en particulier de Marcel Duchamp et, à sa suite, des futuristes (même s'ils ne voulurent jamais reconnaître leur dette envers la photographie). Logiquement, ce fut dans son aspect le plus scientifique que la photographie fut une suggestion pour le peintre. Les découvertes de Muybridge avaient dévoilé pour les artistes comme pour les esprits scientifiques la contradiction existant entre les lois cachées de la nature et l'apparence sensible. Développant Muybridge, la chronophotographie de Marey, dont les premiers exemples furent publiés en 1882 dans la Nature, permettait d'obtenir sur un seul cliché l'évolution en une courbe continue du mouvement humain ou animal. Elle introduisait ainsi dans la représentation à 2 dimensions la notion du temps et de l'espace parcourus lors du déplacement des corps de façon combien plus éloquente et spectaculaire que les images statiques de Muybridge. Déjà, elle offrait une expression plastique des lois scientifiques digne d'attirer l'attention des peintres.

Peut-être la leçon de Muybridge a-t-elle encouragé Duchamp à tourner le dos définitivement à la représentation du visible au profit d'une esthétique fondée sur la spéculation intellectuelle. Mais c'est bien la chronophotographie de Marey qui a déclenché la rupture. Duchamp s'est inspiré en fait des chronophotographies " partielles " ou " géométriques " que Marey avait obtenues en 1883 au moyen d'un costume noir qui se confondait avec le champ, de même couleur, sauf d'étroites bandes de métal brillant, qui, alignées le long de la jambe, de la cuisse et du bras signalaient exactement la direction des os de ses membres. Dans le Nu descendant un escalier n° 2 (Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), la référence à Marey paraît presque littérale. Mais le choix du caractère — totalement désincarné — de la figuration indique que, pour Duchamp, la chronophotographie n'est qu'une étape lui permettant de remonter aux principes sans se soucier de l'enveloppe. Les Nus ouvrent en effet la voie à toute une méditation sur le temps et l'espace, amorcée à propos de la représentation du mouvement, encore aisément perceptible dans le Roi et la reine entourés de nus vites (1912, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), d'une lecture plus complexe dans la Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923, id.), dont le support vitré (d'où le second titre de l'œuvre, le Grand Verre) est une allusion directe à la fenêtre vitrée de l'appareil photographique. On trouve un écho atténué des préoccupations de Duchamp en liaison avec les chronophotographies de Marey dans les toiles de certains membres du groupe de Puteaux : chez Kupka accidentellement et surtout chez Jacques Villon.

À la suite de Duchamp, qu'ils connaissaient depuis 1911, les futuristes ont tiré un parti esthétique des découvertes de Marey. Ils se sont familiarisés avec elles par l'intermédiaire des frères Anton (1890-1960) et Bruno Bragaglia, photographes, qui adaptèrent les méthodes de Marey dès 1910. En 1911 et 1913, les 2 frères exposèrent à côté des futuristes à Rome, tandis qu'ils travaillaient en association étroite avec Balla. Mais, après la publication du livre d'Anton Bragaglia Fotodinasmismo futurista, en 1913, résumé de ses recherches chronophotographiques, les futuristes expulsèrent ce dernier du groupe et désavouèrent publiquement dans la revue Lacerba le photodynamisme et la photographie en général, malgré leur volonté déclarée d'introduire la machine dans la peinture. Mais de nombreux tableaux de Balla, comme par exemple la Fillette courant sur le balcon (1912), aussi bien que l'inspiration de certains titres futuristes, tel Trajectoire d'un appareil volant décrivant une sinueuse dans l'air, ou que des conceptions comme celle de la " forme-force " de Boccioni, sont là pour témoigner de cette inspiration. Duchamp a défini non sans justesse le Futurisme comme " un impressionnisme du monde mécanique " ; comparée à l'approche très cérébrale et rigoureuse de Duchamp (chez qui le goût du canular n'est qu'une déformation de plus de l'esprit mathématique), l'utilisation de la chronophotographie par les futuristes obéit à un propos plus vague, encore du domaine de l'effusion sensuelle : peintres avant tout, ils se sont contentés d'y trouver une expression visuelle convaincante de leur conception du dynamisme (surtout Balla et Boccioni), pour se complaire parfois simplement à son jeu graphique (certains tableaux de Balla, comme le Rythme de l'archet, 1912, coll. part.).

À côté de la chronophotographie, bien d'autres formes de photographies scientifiques, aériennes, télescopiques, microscopiques ont fourni aux peintres abstraits tout un répertoire de formes, notamment à Paul Klee et à Malevitch ; ce dernier y fait allusion plusieurs fois : lorsqu'il publie dans Die gegenstandslose Welt (le Monde sans objet) [1927] des photos de vol d'escadrille qui l'ont stimulé ; déjà, dans le photomontage du Diagramme pédagogique n° 16 (New York, M. O. M. A.), il explique au moyen de photos les sources du Cubisme, du Futurisme et du Suprématisme (pour ce dernier, ce sont essentiellement des vues aériennes).

Dada : la photographie comme matériau du peintre

PHOTOMONTAGE.

La photographie de presse, source d'inspiration du pop art dans les années 1960

L'héritage dada est évident dans l'art pop et il est significatif qu'on voie le point de départ du mouvement dans un photomontage de Richard Hamilton exposé en 1956 à la Whitechapel Art Gal. de Londres lors d'une manifestation sur la culture de demain : " Qu'est-ce qui rend les intérieurs d'aujourd'hui si différents, si séduisants ? ", où, dans un cadre moderne encombré d'une télévision et d'un magnétophone bien en vue, sous les yeux d'une pin-up, un athlète pour magazine pseudo-culturiste brandit en guise d'haltère une sucette gigantesque où est écrit " pop ". Dans cette tendance qui se veut le reflet à la fois complice et moqueur de la société de consommation, la photographie est omniprésente. Surtout, elle offre les sujets où domine le gros plan publicitaire ; chez Andy Warhol (les célèbres boîtes de conserve de soupe Campbell), James Rosenquist, Wesselmann, dont le style a la vulgarité voulue et racoleuse des affiches peintes d'après des photographies, les faits divers (Carcrash d'Andy Warhol) et surtout les vedettes de la presse du cœur, véritables héroïnes du pop art : Jackie Kennedy, Elvis Presley (Andy Warhol) et Marilyn Monroe (Warhol et Hamilton). Enfin, dans l'art pop, la photographie, sous la forme de reproduction photomécanique, sert aussi, mais de façon non exclusive, de modèle esthétique et de technique : Andy Warhol est le cas limite ; voulant, de son propre aveu, être une machine, il se contente de choisir ses modèles dans les journaux, les fait sérigraphier sur écran de soie, où le grain de la trame photomécanique, agrandi, est mis en évidence comme élément stylistique, et répète l'image comme pour un panneau publicitaire. Robert Rauschenberg, lui, cherche à créer une tension entre la surface peinte de la toile, plane, et l'espace illusionniste suggéré par les reproductions tirées de magazines que d'abord il imprimait sur la toile par simple frottage, puis qu'il faisait sérigraphier. En Europe, les thèmes de prédilection sont empruntés à l'information politique (chez les Espagnols Eduardo Arroyo et Erro, lequel entreprend en 1964, avec les Quarante-Sept Années, au titre énigmatique, une sorte d'épopée comparée en images de l'Amérique et de la Russie depuis le début du siècle), à la culture proprement " pop " : les musiciens noirs ou américains (Bernard Rancillac, autour de 1973-74), ou à cette ultime forme de consommation offerte par la société que sont les chefs-d'œuvre des musées (Alain Jacquet). La technique utilisée rejoint les thèmes : Arroyo, Erro et Rancillac adoptent l'exagération caricaturale de la photographie de presse chère à la bande dessinée, tandis qu'Alain Jacquet, partisan du " Mec'Art ", singe avec une ironie impassible la reproduction iconographique (Thomas Eakins : swimming hole, 1966-1968).

L'Anglais David Hockney, du moins à partir de 1965-66, et l'Italien Michelangelo Pistoletto illustrent avec subtilité et raffinement par la technique et le choix des sujets des aspects caractéristiques de notre société. Le premier peint sur des photographies de type instantané, projetées sur la toile (The Bigger Splash), le second décalque des agrandissements à l'échelle humaine d'hommes ou d'animaux sur du papier pelure qu'il colle alors sur un miroir ou une grande feuille de plastique transparent et peint de la façon la plus illusionniste possible, créant une ambiguïté entre l'espace du tableau et l'espace réel où se meut le spectateur.

Hyperréalisme américain

Avec ce mouvement, la photographie dans ce qu'elle a de plus mécanique et de moins artistique devient le sujet même du tableau. La référence des artistes hyperréalistes est exclusivement photographique. À tel point qu'ils ont toujours refusé de reconnaître comme des leurs les réalistes de type académique, tels Pearlstein et Alfred Leslie. À la différence des artistes pop, ils ne sont pas concernés par la photo de presse, mais par l'instantané quotidien, le plus banal possible (donc pas de grain photomécanique, mais au contraire une surface lisse et brillante) ; il s'agit là d'un aspect encore très restrictif de la photographie, non sélective, non créatrice.

Dans leur volonté de parvenir à un style inexpressif, les hyperréalistes se concentrent sur les détails ; Malcolm Morley a même peint dans ce dessein ses premiers tableaux à l'envers. Deux détails en particulier les fascinent : pour Chuck Close, c'est l'accentuation impitoyable des particularités du visage : rides, pores de la peau, poils, que l'on observe dans les gros plans. Ces tableaux sont d'ailleurs conçus comme de gigantesques photos d'identité. La volonté de s'identifier à la vision " photographique " est poussée à un tel point chez Close, le plus puriste des hyperréalistes, que non seulement il restitue rigoureusement les parties floues situées hors du champ de mise au point, mais qu'il applique la couleur par " planches " successives, exactement comme dans les laboratoires de reproduction. L'autre thème de prédilection est l'étude des reflets tels qu'ils sont enregistrés par l'objectif sur les vitrines ou les surfaces nickelées des bars, des voitures ou des motocyclettes, qui forment le répertoire favori de Don Eddy, Ralph Goings, Richard Maclean, Tom Backwell, John Salt et Richard Estes.

Réalismes européens

Ils se développent depuis 1965 et prennent la forme d'un affrontement entre l'objectivité dite " photographique " et l'imaginaire. Les Français Raymond Hains, Jacques Monory et Gérard Schlosser, l'Allemand Gerhard Richter et le Suisse Franz Gertsch ont pratiqué à partir de 1963 environ le report photographique sur toile, persuadés que " la réalité ne peut plus aujourd'hui être saisie qu'avec un appareil photographique, car l'homme s'est habitué à considérer la réalité photographique comme le rendu maximal du réel " (Gertsch). Pourquoi alors peignent-ils ? " Parce que, en dévoilant les photographies avec mes mains, je les possède, tandis que si je les prenais toutes cuites, elles m'avaleraient " (Monory, " Entretiens avec Becker "). Leurs sujets, pris dans un univers quotidien, essentiellement urbain, relèvent encore de la photographie publicitaire : goût du détail en gros plan, fascination pour l'apparence. La plupart ont d'ailleurs commencé par travailler dans des agences de publicité. Mais c'est l'objectivité qui les intéresse et non les particularités et les limites propres à la vision photographique, d'où l'emploi de la technique la plus neutre possible. Le modèle pour Franz Gertsch, chez qui la référence à la photographie est la plus évidente (gros plans légèrement déformés des figures dans Franz et Luciano), est la diapositive, plus proche dans sa transparence de la " réalité intacte " que les tirages sur papier. Ses tableaux, malgré leurs très grandes dimensions, composent une sorte d'album de famille, une collection d'instants vécus. Si Monory, lui, peint toujours à partir de ses propres photos plutôt que sur le motif, c'est au contraire par désintérêt du " frémissement de la vie ". Il règne en effet dans ses tableaux un silence et une immobilité angoissants (Hôtel du palais d'Orsay) qui les ont fait souvent comparer à certains films contemporains composés de plans fixes : la Jetée (1963), de Chris Marker, et la Passagère (1964), de Munk. Le malaise ne naît pas des sujets, beaucoup plus universels que chez Gertsch (l'artiste affirme lui-même l'importance qu'il donne au choix du sujet en photographiant personnellement le motif à peindre), ni de la facture encore plus neutre et plus anonyme, mais de cette monochromie — en général bleue — imposée à la plupart de ses tableaux et qui désamorce leur charge de réalité. C'est un procédé couramment employé au cinéma (on utilise alors la sépia de préférence, ou le noir dans un film en couleurs) pour suggérer le rêve ou toute évasion de la conscience hors de la réalité présente. Monory s'exprime d'ailleurs en homme de caméra : " Je veux représenter le rêve par le déplacement imperceptible de la vision [...] ; pour cela, je peins un événement banal en décalant le cadrage normal de son image. " Chez Gérard Schlosser, le recours à un procédé purement photographique —le découpage arbitraire des figures, dont seul apparaît si proche et pourtant insaisissable un détail, vu en très gros plan (Tu as envoyé les papiers à la sécurité sociale ?, 1971, Elle fait quoi, la dame ?1978) —, a pour but encore une fois d'illustrer de façon éloquente le mirage de la vision objective (dès que l'artiste tente de la restituer). Les 50 portraits de personnalités littéraires et artistiques exposés par Gerhard Richter à la Biennale de Venise en 1971-72 semblent également s'insérer dans cette réflexion sur l'attitude du peintre contemporain à l'égard de la réalité que l'omniprésence de l'image photographique semble avoir suscitée. Comme pour souligner que le peintre ne peut s'emparer de la vision parfaitement objective (c'est-à-dire mécanique, donc photographique) sans lui faire perdre aussitôt sa crédibilité ; il fait en sorte, tout en respectant la ressemblance par rapport à la version photographique —toujours célèbre et toujours reconnaissable— , de la vider de son contenu expressif.

Chez tous ces peintres, la référence au modèle photographique est toujours perceptible, même si la technique picturale, neutre dans l'ensemble, prend parfois quelques libertés (toujours dans le sens d'une simplification). Elle ne l'est plus autant chez Gilles Aillaud, qui n'utilise pas d'ailleurs le report photographique. Et pourtant, dans ses sujets animaliers, qui présentent toujours une note très personnelle, on sent dans la mise en page l'habitude du maniement de la caméra.

Persistance de l'illusionnisme pictural

Par une démarche tout à fait inverse, des peintres comme Titus-Carmel, Veličkovic et Gäfgen remplacent cette alliance d'une technique neutre avec la frénésie de la réflexion théorique par un nouveau rapport où domine cette fois la virtuosité du pinceau. Ce réalisme —on le voit bien dans les dessins de Gäfgen : des manteaux à doublure de soie ou des blousons de cuir échoués sur un divan, rendus avec un illusionnisme exacerbé— a repris ses distances par rapport au souci d'objectivité.

L'apparition de la photographie n'avait d'ailleurs pas tué en peinture la veine du réalisme illusionniste proprement pictural. On pouvait déjà le voir en Amérique à la fin du siècle dernier, bien après l'introduction et le succès du daguerréotype, avec la résurgence d'une école du trompe-l'œil à Philadelphie, dont William Harnett, John Petto, John Aberle, Richard La Barre Goodwin, Alexander Pope furent les principaux représentants. Et, plus récemment, la peinture des illusionnistes français, Claude Yvel, Pierre Ducordeau, Henri Cadiou, Jean Malice, qui refusent de se servir de la photographie, le prouve encore.

Bacon et la photographie

Bacon trouve son inspiration essentiellement dans les photographies (photos de Muybridge, photos tirées de la presse : boxeurs, athlètes, animaux, ou encore photos extraites de films), qu'il réintroduit dans sa peinture à la fois reconnaissables et transformées. Head IV, par exemple, se réfère à cette femme du Cuirassé Potemkine qui a reçu une balle dans l'œil. Curieusement, la photographie, de son propre aveu (dans ses entretiens avec David Sylvester), est plus suggestive pour Bacon que la peinture ou la réalité. Il peint ses portraits de modèles vivants d'après des photographies de préférence, et cherche même son inspiration dans des reproductions de ses propres tableaux.

Rôle de la photographie dans l'Art conceptuel, l'Art corporel, le Happening

Dans ces nouvelles formes d'art, qui sont apparues vers 1960, la photographie cesse de jouer le rôle d'objet d'art qu'elle avait acquis depuis les collages dada pour devenir le témoin d'une " action ". Là encore, les précédents sont à chercher du côté de Marcel Duchamp, dans les photographies qu'il a fait prendre par Man Ray : Tonsure, surtout, et Rrose Selavy (Alès, coll. P. A. Benoît). Dans cette dernière, Duchamp, déguisé en femme, donne existence à ce personnage mythique, son double féminin, né d'un canular et d'un jeu de mots qui réapparaîtra de façon plus ou moins détournée dans quelques collages de sa main.

Ainsi garde-t-on trace des créations volontairement éphémères qui ont un instant modifié la nature sauvage (Josef Beuys en Autriche, Denis Oppenheim, Walter de Maria, Michael Heizer aux États-Unis). De ce dernier, Isolated Mass, circonflex (1968) déploie sa circonvolution creusée dans la terre comme une cicatrice, sans oublier le Valley Curtain de Christo en Californie, ou le contexte urbain (les " empaquetages " de Christo). On garde aussi la trace d'autres formes d'événements éphémères : les happenings de Josef Beuys ou d'Yves Klein, qui se rattachent à la tradition dada. Parfois, la photographie sous forme de photomontage n'est qu'une esquisse d'un événement resté à l'état de projet : certains empaquetages de Christo par exemple, non réalisés, ou le saut dans le vide figuré d'Yves Klein. Les artistes du mouvement corporel —qui dérive de l'Art conceptuel— préfèrent en général le film et la vidéo, qui restituent à l'action sa dimension dans l'espace et le temps, deux notions importantes. Comme le disait Gina Pane, qui utilisa parfois aussi la photo, celle-ci est bien un moyen de communication, mais au degré zéro. Pourtant, certains artistes, comme Ben, l'utilisent rehaussée de commentaires écrits à la main, pour rappeler des actions de caractère statique, il est vrai.

Plus fréquemment, la photographie est utilisée en séquences narratives, ainsi par Urs Lüthi, Bruce Nauman (Étude pour holographe, 1970, sérigraphie, tirée d'un film), Christian Boltanski (la Visite au zoo, 1975), Giorgio Ciam, ce qui les apparente aux recherches contemporaines de photographes purs comme Duane Michals (1932). L'introduction assez fréquente, dans ces séquences, de manipulations photographiques destinées à créer une illusion de type surréaliste — mais se rattachant toujours à l'expérience corporelle —, comme la compression entre l'image d'un moulage tronqué et les images des pieds et du torse vivants et velus de Giuseppe Penone ou les derniers polaroïds de Lucas Samaras, où une fumée colorée, obtenue en frottant l'épreuve avant qu'elle ne soit sèche, s'échappe de son corps nu, montre que, dans l'art corporel, la photographie n'est pas seulement un document, elle est au cœur même de la démarche d'expérimentation du corps. Pour réaliser sa carte corporelle (1974), Enrico Job, après avoir mis au carreau la peau de son visage et de son corps, photographie chaque carreau, l'agrandit 2 fois et constitue un gigantesque puzzle. Toutes ces expériences manifestent une confiance naïve en la photographie comme moyen de recherche, d'expression et de communication. Il n'en est pas de même avec Christian Boltanski et Jean Le Gac, dont le constat final, à savoir une inaptitude de la vision objective à rendre compte de l'être humain ou de l'entourage naturel, s'apparente aux désillusions rencontrées par les peintres hyperréalistes. À partir de 1970, Boltanski tente de saisir à l'aide de photographies et d'objets les moments marquants de son enfance (Album de famille, 1971), sans y parvenir. Ses images restent anonymes ; il se retrouve au contraire en opérant le même processus de repérage dans la famille d'un de ses amis.

Lors des années 1980, les imbrications entre peinture et photographie se font faites de plus en plus étroites dans les travaux de nombreux artistes, à travers des œuvres parfois dites " multimédia ", où la photographie est utilisée comme une technique parmi d'autres, associée à la peinture, la sculpture, l'installation, la vidéo. En même temps, toute une génération d'artistes (Patrick Faigenbaum, Pascal Kern, Georges Rousse, Cindy Sherman, Patrick Tosani, Jeff Wall...) utilisant la photographie comme principal mode d'expression voit le jour, mettant en avant dans leurs travaux les dimensions picturales de ce médium autant par référence iconographique explicite que par la présentation, par exemple en recourant à des tirages en couleurs de très grandes dimensions. La décennie, ouverte par l'exposition présentée par le M. A. M. de la Ville de Paris (" Ils se disent peintres, ils se disent photographes ", 1980), a vu aboutir la consécration de la photographie, entrée en masse dans les collections des musées d'Art moderne où elle figure, souvent à pied d'égalité avec la peinture et la sculpture, sans que soit vraiment éclaircies toutes les questions que posent sa spécificité.

Les peintres-photographes

Si les très petits peintres Nègre, Baldus, Legray, Lesecq ont trouvé dans les années 1840-1850 leur véritable moyen d'expression dans la photo, qu'ils ont su parfaitement maîtriser, l'acharnement avec lequel ils participaient aux concours et aux expositions montre bien le sérieux avec lequel ils considéraient cet aspect de leur œuvre. Les photographies de Degas et celles de Magritte (pour ne parler de celles de Bonnard, de Vuillard, de Kirchner) sont en général des exercices proches de l'œuvre picturale. En revanche, on peut faire une exception pour celles de Eakins à cause de leur qualité technique et de la passion connue de leur auteur pour la photographie, même si, pour lui, elles n'étaient qu'une étude en vue de ses tableaux. La photographie fut la technique par excellence des peintres constructivistes russes restés en Russie après 1921, l'État russe encourageant au détriment de la peinture abstraite un art de propagande figuratif et réaliste : affiches, photographies. Si Lissitsky a surtout pratiqué le photomontage, Rodchenko a adopté la photographie directe, qu'il renouvela —suivant la voie déjà indiquée à vrai dire en Amérique par Paul Strand et Coburn à partir de 1915 (mais il ne les a probablement pas connus)— surtout par la recherche des points de vue variés et inhabituels jusqu'à cette date (gros plan, vue plongeante) et par la recherche relative aux jeux de lumière et au mouvement, qui intéresse, à vrai dire, tous les photographes des années 20. Le Hongrois Moholy Nagy, lui, a pratiqué la photographie à tous les niveaux : outre le photomontage (qui, à la différence de celui des dadaïstes de Berlin, est constitué d'éléments issus de ses propres tirages), la photographie en surimpression, la photographie directe, où l'approche est voisine, sinon les thèmes, de celle de Rodchenko. Mais c'est surtout dans le photogramme (photographie sans caméra formée par l'impression lumineuse d'objets sur un papier sensibilisé, une vieille technique déjà utilisée par Talbot, redécouverte par le peintre Christian Schad vers 1919 et transmise à Man Ray par Tzara) qu'il a su tirer un parti luministe et abstrait conforme à sa recherche d'une vision nouvelle dans la lignée du Constructivisme.

Man Ray (qui aurait voulu qu'on voie surtout en lui le peintre sans cesser pour autant d'exposer ses photographies, notamment à Stuttgart en 1929) a exploré avec une égale maîtrise toutes les techniques de la photographie pour en obtenir des images surréalistes, combien plus fortes que ses peintures : photogrammes —la technique surréaliste par excellence— ou leur équivalent positif et figuratif, les compositions d'objets surréalistes photographiées (et détruites par la suite), dans lesquelles il faut voir une influence de Marcel Duchamp ; portraits surtout, d'une rare perfection, le plus souvent solarisés. Avec cette technique nouvelle, découverte par hasard avec son élève Lee Miller (né en 1907), la solarisation, qui permet (pour simplifier), en exagérant le développement de l'épreuve positive, sur film, d'obtenir une inversion partielle de l'image dont on peut contrôler le degré, Man Ray rejoint les recherches de Max Ernst, qui, par des procédés mécaniques, veut extraire l'irréel du réel.

À l'exposition de Stuttgart en 1929 figuraient également les œuvres du peintre précisionniste Charles Sheeler, pour qui, comme pour Man Ray, la photographie avait d'abord été un moyen de subsistance et dont, dès 1915, les vues d'architecture ou les natures mortes montraient la même acuité, la même rigueur géométrique, révolutionnaires pour l'époque, que celles de Strand, avec du reste la même source en la peinture cubiste. Ce sont ses photographies qui ont donné leur orientation définitive à ses tableaux : à partir de 1925, le parallélisme entre les deux, qu'il expose côte à côte dans les galeries, est constant, tant dans le choix des sujets empruntés au monde industriel que dans la facture objective et volontairement impersonnelle. Les photographies de Sheeler s'apparentent étroitement à celles de Renger-Patszch et du Weston des années 20. Quant à ses tableaux, ils annoncent parfois, sur un mode plus raffiné, certains tableaux hyperréalistes.

La photographie comme reproduction d'œuvres d'art

Les peintres ont vite compris les services précieux que pouvait rendre la photographie pour la conservation et la diffusion de leur œuvre. Ingres, qui n'avait pas pour cette technique la curiosité d'un Delacroix, a pourtant été le premier à faire daguerréotyper ses tableaux. Delacroix, lui, fit photographier ses tableaux par Durieu, et Courbet ses œuvres exposées en 1855 dans le dessein d'en faire vendre des reproductions. Quant aux photographes, ils ont d'emblée vu dans la reproduction des compositions peintes par la photographie, se substituant alors à la gravure, une des applications importantes de cette dernière découverte, et tous, dès le début, l'ont éventuellement pratiquée : Baldus, Nègre, Marville surtout, qui fut photographe des musées impériaux. Talbot, qui déjà en 1842 réservait un chapitre de son Pencil of nature —sorte de manuel des emplois possibles de la photographie— à la reproduction de tableaux, illustra de ses calotypes d'après des peintures le premier livre de ce type paru en 1847 : les Annals of the Artists of Spain, de Maxwell, dont le tirage, il faut le dire, fut assez restreint. Blanquart-Evrard (1802-1872) ouvrit en 1851 à Lille sa maison d'édition, destinée à la diffusion d'une photographie de grande qualité. Il avait découvert un moyen chimique pour développer les positifs sans avoir recours à l'action du soleil, qui lui permettait de tirer des épreuves, à grande échelle pour l'époque, et donc de baisser les prix ; sans se spécialiser dans la reproduction d'œuvre d'art, il lui a fait la part belle : notamment dans l'Album de l'artiste et de l'amateur de 1851 (avec de nombreuses reproductions d'après Poussin) ou dans l'Art religieux. Il s'est adressé dans ce dessein à des spécialistes du genre : Bayard (1801-1887) et Renard. La fixation de l'épreuve aux sels d'or assurait à l'image une permanence relative, mais non parfaite. En 1856, le duc de Luynes ouvrit un concours pour remédier à ce problème, et couronna en 1862 le procédé de Poitevin (1819-1882), lequel, par un traitement au charbon du papier, assurait la fixation durable de l'image.

La même année, Braun ouvrit un atelier à Mulhouse et commença des campagnes systématiques dans toutes les collections publiques et privées d'Europe ; dès 1858, les Alinari à Florence (1852-1920) se concentrent plutôt sur l'Italie, mais n'atteignent pas moins une renommée internationale ; en Angleterre, le grand spécialiste est Thurston-Thompson. Cependant, un problème subsiste ; en l'absence de filtres, la photographie ne restituait alors les valeurs justes que pour certaines couleurs, le bleu et le violet, ce qui pouvait donner une idée très fausse de la peinture. C'est pourquoi les premières reproductions de tableaux furent faites le plus souvent d'après des gravures. Les premières campagnes photographiques furent faites dans les cabinets de dessin, tant par Marville que par Braun (le Louvre en 1867, l'Albertina en 1868, puis Bâle). Braun avait même trouvé moyen de restituer le dessin comme un fac-similé en remplaçant éventuellement le charbon par une autre matière organique, sanguine ou mine de plomb.

Les plaques orthochromatiques (sensibles au rouge) furent mises au point par Ducos de Hauron (1837-1920), bientôt utilisées par Braun puis, à partir de 1896 seulement, par les frères Alinari : Leopoldo (1832-1865), Giuseppe († 1890) et Romualdo († 1890). Puis ce furent les plaques panchromatiques (sensibles à toutes les couleurs). Braun et les Alinari n'avaient pourtant pas attendu ces perfectionnements pour aborder les grands cycles de peintures : Santa Croce par les Alinari, la Sixtine par Braun en 1868.

Le procédé de restitution non plus seulement des valeurs correspondant aux couleurs, mais des couleurs mêmes fut découvert simultanément par Ducos de Hauron et Charles Cros (1842-1888), qui firent une communication à l'Académie des sciences en 1869. Il était fondé sur le principe de la trichromie développé par Chevreul : pour restituer toutes les couleurs, il suffisait d'opérer l'analyse des 3 couleurs fondamentales (ou plutôt de leur complémentaire) par 3 filtres donnant 3 négatifs en noir, puis d'opérer la synthèse en une seule épreuve positive (par superposition des 3 positifs correspondants après teinture dans les couleurs complémentaires de celles des filtres). Ce procédé ne fut mis en application qu'en 1907, par les frères Lumière (Auguste [1862-1954] et Louis [1864-1948]), qui le simplifièrent en incorporant les 3 filtres en une seule plaque, positif direct ou " cliché-verre ". En 1935, Kodak en Amérique et Agfa en Europe mirent au point des systèmes de prise de vue et de restitution des couleurs par synthèse soustractive qui dispensaient d'avoir besoin d'une trame quelconque (à la différence des frères Lumière qui utilisaient la fécule de pomme de terre comme support des colorants) et permettant la reproduction et l'agrandissement, ce qui allait être d'une grande conséquence.

La photogravure

C'est en voulant améliorer la reproduction lithographique des œuvres d'art en la remplaçant par un procédé chimique plus rapide et plus satisfaisant que Niepce a découvert la photographie en 1826, bien avant la publication des inventions de Daguerre et Talbot. Les premières épreuves, " héliographiques ", furent ainsi obtenues en exposant à la lumière des lithographies retournées sur une plaque de métal recouverte de bitume de Judée, lequel, en durcissant à la lumière, devenait insoluble, permettant de graver la planche à l'acide. Malheureusement, le procédé de Niepce permettait moins encore que la lithographie de rendre compte des demi-teintes et ne semblait pouvoir s'appliquer qu'à la gravure au trait. Le procédé, également au bitume, perfectionné par Fizeau en 1842, pour graver les daguerréotypes, ne fut pas exploité, quoique satisfaisant. Talbot, en 1858, eut l'idée de remplacer le bitume de Judée par de la gélatine —pouvant s'appliquer aussi bien à la gravure en relief qu'à la gravure en creux— et d'appliquer un écran quadrillé pour retenir l'encre de façon régulière, et ce furent 2 découvertes capitales pour l'avenir de la reproduction photomécanique. Le procédé de Poitevin, sélectionné en France par le duc de Luynes, dérive de celui de Talbot et fut perfectionné en photolithographie et phototypie. En Angleterre, Woodbury (1834-1885), après la mise au point de l'épreuve au charbon, invente la woodburytypie, ou photoglyptie, qui permettait de faire passer la production journalière de 20 à 100 épreuves et dans laquelle l'émulsion à la gélatine est tellement durcie qu'elle sert de moule à la plaque à graver. La dynastie des Goupil eut le privilège d'exploitation de cette technique en France et elle utilisait en même temps la phototypie. Après s'être spécialisés dans la reproduction des maîtres par la gravure dès l'ouverture de la maison en 1832, les Goupil en vinrent naturellement à utiliser la reproduction photomécanique, parfois retouchée à la main.

À partir de 1862, c'est la publication du Musée Goupil, dont les reproductions sont encore souvent réalisées d'après des gravures, puis, vers 1880, le Musée photographique, sans parler des photographies d'artistes anciens et modernes. Longtemps après l'invention de la photographie, l'association entre graveurs et photographes dans le domaine de l'édition fut étroite, comme le montre encore l'exemple des Alinari.

Mais, fatalement, les procédés mécaniques ont fini par tuer la gravure de reproduction en permettant d'abaisser le prix de la reproduction photographique, qui, en 1859, malgré les efforts d'un Blanquart-Evrard, représentait pour une seule épreuve 10 fois celui d'une gravure (ce sont les chiffres en Italie). Les Braun utilisèrent également la phototypie et bientôt la rotogravure (procédé de gravure en creux, par encrage mécanique rotatif, le plus rapide, qui permettait d'obtenir 2 000 épreuves à l'heure au lieu de 60 par jour dans l'héliogravure avec encrage à la main). L'inventeur du procédé était Karl Klic (1840– ?), et le procédé fut mis au point en Angleterre par la Rembrandt Intaglio Print Company. En 1895, C. G. Petit créa la similigravure, qui introduisait la reproduction photomécanique au cœur de la typographie et dont le principe reposait sur celui du réseau tramé inventé par Talbot. Ce furent les Américains et les Allemands qui exploitèrent d'abord la découverte de Petit. De 1892 date le premier emploi de la similigravure en couleurs, ou quadrichromie (composée de 4 clichés : 3 pour les couleurs fondamentales, 1 pour le noir), dont Braun encore s'est fait un des spécialistes.

Les conséquences de la reproduction photographique et photomécanique pour la peinture

Elles ont été considérables, moins pour l'évolution des styles (les artistes n'ont pas attendu la photo pour connaître l'art des pays étrangers) que par l'ouverture qu'elle permettait de l'art à un public de masse— encore qu'il s'agisse d'une arme à double tranchant : combien de gens épinglent sur leurs murs la reproduction d'un tableau dont ils n'iront jamais voir l'original dans un musée ? Pour l'histoire de l'art, son importance fut non moins considérable : elle en a accéléré le caractère scientifique ; la publication de Venetian painters par Berenson en 1894, un premier pas, fut certainement facilitée par les campagnes photographiques récentes des frères Alinari. Par une démarche inverse, tous les perfectionnements et les artifices de la reproduction photographique (agrandissements de détails jusqu'alors insoupçonnés, mise à une échelle arbitraire) ont encouragé les partisans d'un humanisme esthétique à élaborer, par des rapprochements insolites des chefs-d'œuvre les plus lointains par le temps, l'espace et l'origine, ce " musée imaginaire " qui fut pour Malraux un sujet de réflexion et de fascination.