Spectateurs d'une pièce de nô
Spectateurs d'une pièce de nô

Forme de théâtre classique japonais, alliant la poésie à la danse et à la musique.

Il est difficile de rapprocher le nô du théâtre occidental, dans lequel les règles du genre sont rigoureuses et le rôle de l'action prépondérant. Dans le nô, le texte, support de la danse et du chant, doit seulement se conformer à quelques règles élémentaires de composition. Dans les nô de forme régulière, l'action est éludée au profit d'une atmosphère qui oscille entre le rêve et la réalité. Si le nô s'appuie parfois sur des thèmes religieux ou des débats de certains points de doctrine bouddhique, c'est qu'il est né dans les temples, où il fut un spectacle édifiant. Il a pour fin de faire ressentir, sur le mode du plaisir esthétique, l'impermanence du réel et la fragilité de ce qui est beau. Réservé à l'aristocratie principalement militaire du xvie au xixe s., le nô était, à l'origine, destiné à un public très large, destination qu'il retrouve aujourd'hui.

L'histoire du nô

Avant le xive s., toutes les formes de divertissement peuvent se rattacher à deux grandes familles, d'origine continentale: celle du bugaku et celle des sangaku.

Le bugaku

Le bugaku (danses), avec sa musique d'accompagnement (le gagaku), est un divertissement de cour, venu de Chine au viiie s. À cette époque, les principes de la musique avaient acquis une telle autorité que la musique des danses religieuses indigènes (shinto), les kagura, dut s'y soumettre. Le kagura est considéré par Zeami, grand théoricien et poète du nô, comme la forme ancestrale de cet art, mais le bugaku exigeait une culture esthétique raffinée que seuls possédaient les artistes officiels et les courtisans.

Les sangaku

Les gens simples préféraient les sangaku, dédaignés par la cour en raison de leur grossièreté; du reste, le parler populaire avait bientôt transformé le terme savant de sangaku en sarugaku, qui signifie « danse des singes ». Les sarugaku étaient, d'une façon générale, des spectacles de foire (acrobates, dresseurs d'animaux, marionnettes, saltimbanques). De plus, des « moines au biwa » qui s'accompagnaient d'une sorte de luth, interprétaient de petits récits comiques ou édifiants. Il y avait enfin les danses des noronji, « maîtres en conjuration », et le dengaku (danses agrestes), les unes et les autres de coloration nettement religieuse.

La naissance du nô

Vers 1350, l'emploi des termes de sarugaku no nô et de dengaku no nô traduisait l'évolution subie par ces deux genres. Vers 1400, Zeami parle du dengaku comme de la branche avortée d'un art parvenu à son apogée, art qu'il appelle tantôt sarugaku, tantôt nô. En 1374, le prince Yoshimtsu assistait à un spectacle de sarugaku. À cette occasion, la danse rituelle fut exécutée par Kanami, fondateur de la lignée des kanze, qui dirigeait l'une des cinq écoles d'acteurs de nô. Le jeune prince, âgé de dix-sept ans, fut enthousiasmé par le jeu de l'acteur, qu'il fit venir à la cour avec son fils Zeami, âgé de onze ans. L'entourage du shogun semble avoir difficilement admis que des acteurs de sarugaku, considérés comme des mendiants, approchent familièrement le prince, alors que seul le dengaku avait accès à la cour.

Les maîtres du nô

À partir de cette date, le nô prit une grande importance. Des sept grandes confréries de sarugaku, seule survécut la « manière du Yamato », celle de Kanami et de Zeami. Elle donnait ses préférences aux personnages violents, guerriers ou démons, et se caractérisait par la puissance, à distance égale de la rudesse du sarugaku et du raffinement (yûgen, charme subtil) du dengaku.

Dans ses Traités, Zeami, le maître incontesté du nô, met l'accent sur l'importance de la « concordance » entre l'auteur et son époque, entre l'auteur et l'acteur, entre l'acteur et son public. Il conseille donc à l'acteur de composer lui-même ses pièces. Tout au long du xve s. et pendant une partie du xvie s., le nô restera un art vivant grâce à Zenchiku, gendre de Zeami, ainsi que grâce aux fils et petits-fils d'Onami.

Déclin et renouveau

D'autres auteurs tentèrent de renouveler le nô avec plus ou moins de succès, mais aucun n'égala les trois maîtres. Le nô finit par disparaître de la scène publique pour se replier progressivement dans les châteaux, où il perdit sa vigueur. La plupart des artistes s'étaient retirés en province et ne tentaient plus de réagir. Pourtant, Umewaka Nihom, modeste acteur cantonné dans les rôles effacés, osa jouer du nô sur une scène de fortune. Le succès qu'il remporta rendit courage à tous et les cinq écoles regagnèrent la capitale. À quatre siècles de distance, le nô retrouvait un public, sinon tout à fait populaire, du moins assez nombreux pour lui assurer une grande liberté et une vie plus décente qu'au temps du mécénat.

La scène

Jadis, les scènes s'élevaient en plein air. Aujourd'hui, les représentations ont lieu le plus souvent à l'intérieur de petites salles appartenant aux écoles d'acteurs. Néanmoins, la scène a conservé sa structure traditionnelle. Alors que seuls les piliers qui la soutiennent sont indispensables, le toit a été maintenu pour conserver l'ensemble architectural, inséparable de l'idée même du nô. Cette scène, soulevée d'un mètre environ au-dessus du sol, se compose de deux parties nettement distinctes: d'une part, un plateau carré (hutai), prolongé au fond par un espace étroit, et d'autre part un « pont » (hashigakari), couvert par un toit et dont la longueur peut atteindre trois fois celle du côté du plateau. À l'extrémité du pont, un rideau détermine les coulisses. Une balustrade longe le pont du côté du public, coupée, de place en place, par les piliers du toit. Quatre piliers d'angle délimitent le plateau et servent de repères au danseur, dont le masque gêne considérablement la vue. L'espace qui fait suite au plateau vers le fond est réservé aux musiciens. Derrière l'orchestre, contre la cloison du fond, sont assis les « surveillants » (kôhen), qui veillent à la bonne marche du spectacle. Par convention, un acteur qui s'assoit au kohen-za dos au public est invisible à ce dernier. Au fond à droite, une petite porte basse (kiri-juchi) livre passage au chœur, aux « surveillants », à certains personnages de la pièce. À l'entrée du pont, face au pilier du shite, se trouve le kyôgen-za, où prennent place les acteurs comiques. Devant le pont, trois petits pins plantés à intervalles réguliers servent de repères aux acteurs.

L'orchestre et le chœur

L'orchestre tient un rôle essentiel. Il produit un bruitage rythmé, destiné à créer l'atmosphère propice à l'évocation de tel ou tel personnage. Les cris modulés dont les joueurs de tambour ponctuent les interventions accentuent le caractère poignant de leur musique et contribuent à créer chez le spectateur un état quasi hypnotique. En même temps que l'orchestre, le chœur entre par la petite porte du fond. Il ne participe pas à l'action. Il est composé de quatre, huit ou douze chanteurs, qui restent assis, immobiles. Ils relaient l'acteur principal quand celui-ci mime un long récit.

Les acteurs

Le personnage principal est le shite, « celui qui agit ». Il danse, chante. C'est par définition celui dont le rôle est le plus complexe. Il porte un costume somptueux qui fixe l'attention.

Le waki, personnage secondaire, est, dans la plupart des cas, un moine, vêtu de couleurs sans éclat. Il entre presque toujours le premier, décrit le voyage qui l'a amené sur les lieux de l'action, puis va s'asseoir, pour ne plus bouger, sauf s'il doit exorciser un démon. Il ne fait que provoquer l'action du shite. Ces deux personnages peuvent être accompagnés de « suivants », qui n'ont pas d'existence dramatique propre.

Le shite, le plus souvent, est la personnification de la vision du waki, qui exerce donc un rôle de médium entre l'apparition (le shite) et le public.

Reste une autre catégorie d'acteurs, les kyôgen, qui viennent détendre l'atmosphère presque irrespirable après chaque nô, en jouant une farce qui fait appel au comique le plus grossier. Le kyôgen intervient à l'intérieur même du nô, pour exécuter un interlude qui donne au shite le temps de changer de costume.

Une journée de nô

Une journée de type classique comporte en principe cinq pièces entre lesquelles on intercale des farces (kyôgen). L'ensemble, formé de cinq nô et quatre kyôgen, dure de huit à dix heures. Dans les grandes occasions, trois et même cinq de ces journées peuvent se succéder. Le rythme de l'interprétation se ralentit progressivement pendant la première moitié du spectacle, pour s'accélérer dans la seconde. Cette démarche est décrite par le principe jo, ha, kyû, « ouverture, développement et finale », qui régit le nô jusque dans les moindres détails. Jo, c'est la mise en train, l'ouverture, une pièce rapide et brillante qui doit permettre aux spectateurs, encore absorbés par leurs préoccupations quotidiennes, de se tremper dans l'esprit du nô. C'est une pièce dite waki, ou « votive », de valeur généralement assez médiocre. Un personnage surnaturel apparaît, qui prédit longue vie et prospérité à tous par la vertu de l'empereur régnant. Ensuite, trois pièces constituent l'élément ha, « détaillé, développé », du spectacle. Elles suivent elles-mêmes la progression jo, ha, kyû. La seconde, doublement ha, constitue le sommet du raffinement et le point culminant de la journée.

Costumes, masques et accessoires

Le costume ne traduit aucun souci de réalisme. Il est toujours le même, il indique seulement le type, l'âge et le statut social du personnage représenté. Acteurs, musiciens et chanteurs portent des chaussons de toile forte, qui étouffent le bruit des pas. Les personnages ont le plus souvent la tête nue, mais les êtres surnaturels, qui participent d'une nature animale, portent une sorte de couronne que surmonte l'effigie de l'animal emblème.

Le shite a un masque en bois sculpté et peint. Ce masque, plus étroit que le visage, fait par contraste le visage plus épais au waki. Le masque exige un jeu très stylisé, les jeux de physionomie réaliste étant exclus. Mais en utilisant avec art les reflets lumineux sur le masque, le bon acteur peut rendre ce dernier très expressif.

Le nô se passe de décor, suggéré par une description laissant libre cours à l'imagination du spectateur. Cependant, le plus important des accessoires, un grand éventail de danse dont le dessin est assorti au costume, peut évoquer aussi bien une arme que la pleine lune montant au-dessus des crêtes. Plus réels sont les sabres, les hallebardes, l'arc et les flèches des guerriers. Un autre élément important, la barque, simple cadre arrondi aux extrémités. Une longue canne de bambou figure une rame ou une perche. Une frêle carcasse à deux roues peut devenir un char à bœufs.