La marche sur Kaboul

Le 7 octobre 2001, les bombardiers américains effectuent leurs premières sorties au-dessus de l'Afghanistan. La « première guerre du xxie siècle » commence. Sur les chaînes de télévision, les bombardements de Kaboul rappellent les célèbres images de Bagdad en 1991.

Les médias occidentaux commentent l'événement, souvent de manière critique. Il apparaîtra rapidement que, cette fois, les stratèges (américains) ont évolué avec le temps alors que les commentateurs sont, en grande majorité, en retard d'une guerre. Car cette guerre n'est ni un second Viêt Nam ni l'invasion soviétique de l'Afghanistan.

Deux guerres

Dans les commencements de la campagne militaire en Afghanistan – baptisée « Enduring Freedom » (liberté immuable) –, alors que les informations disponibles sont à la fois limitées et manipulées par les deux camps, américain et taliban, le grand public ne connaît cette guerre qu'à travers les discours de propagande du gouvernement américain, les images filtrées de la chaîne de télévision arabe Al-Jazira et les commentaires de journalistes occidentaux mal informés. C'est donc deux guerres qui ont lieu simultanément. La première a lieu sur le terrain, de manière quasi secrète. La seconde est une guerre psychologique, où les deux protagonistes s'affrontent à distance, sous l'arbitrage des médias. Dans le cadre de la guerre psychologique, les taliban marquent quelques points au début de la campagne. Le temps doit théoriquement jouer en leur faveur, car on sait l'importance que constitue l'opinion publique en Occident dans des situations de ce type. Mais, sur le terrain, leur faiblesse ne leur permet pas l'option d'une guerre d'usure. C'est en fait à une guerre-éclair que l'on va assister.

Si la relative faiblesse de l'opinion publique américaine quand il s'agit de soutenir une entreprise militaire d'envergure représente un handicap à plus ou moins long ternie, il n'en reste pas moins que les événements du 11 septembre ont élevé la fibre patriotique à des niveaux stratosphériques. Par ailleurs, le gouvernement américain maintient la pression durant toute la campagne en alertant régulièrement les populations sur les risques d'attentats terroristes, quitte à semer une certaine panique parmi ses concitoyens. De leur côté, les taliban s'arrangent pour faire diffuser les images de civils victimes des bombes américaines, ce qu'on appelle pudiquement les « dégâts collatéraux ». Quant à la rhétorique « d'aide humanitaire », entamée au lendemain des bombardements, elle démontre plutôt la maladresse du gouvernement américain. Elle ne lui assure en effet ni un plus grand soutien de l'opinion publique internationale, ni probablement la sympathie du peuple afghan qui ne profitera pas beaucoup de ces étranges livraisons venues du ciel. À ce stade, Washington gagne à diffuser le moins d'informations possible. La première victime américaine « officielle » sera un agent de la CIA, Mike Spann, mort le 25 novembre lors de la mutinerie de Qala-e-Jhangi. Sur le terrain, une chose est sûre : l'armée américaine de 2001 n'a rien à voir avec l'armée soviétique des années 1980. Les forces américaines dirigées par le général Tommy Franks font face à un adversaire qui, s'il apparaît motivé, n'a qu'un avantage, celui d'occuper le terrain et d'être résolu à se battre jusqu'au bout. Contrairement à une opinion répandue au début de la guerre, l'Amérique est parfaitement adaptée à ce genre d'opération. C'est d'abord une armée d'une puissance exceptionnelle, ayant développé une technologie hautement performante. Ensuite, c'est une armée de projection dont les forces spéciales sont bien entraînées à diriger des coups de main et autres opérations précises et ponctuelles. Seul point faible : le renseignement humain, en Afghanistan, est peu développé et le renseignement électronique, par voies de satellites, insuffisant. Présente sur les deux pôles du spectre tactique – la haute technologie et les opérations commandos –, l'armée américaine laisse l'Alliance du Nord (ou Front uni) occuper le reste du terrain. C'est cette dernière qui affrontera l'armée des taliban sur le sol.

La campagne de bombardements

Les dirigeants américains auront l'intelligence d'attendre les derniers moments de la campagne pour envoyer leurs troupes du Marine Corps. Les bombardements ont d'abord lieu sur les villes. Une fois celles-ci investies, les avions américains se concentreront sur des cibles plus restreintes, comme ces souterrains où se cachent les membres d'Al-Qaida. Opération punitive dans le contexte du 11 septembre, la campagne de bombardements aériens a surtout pour but, à l'origine, de préparer le terrain aux opérations terrestres. Mais ces bombardements doivent aussi opérer des dégâts physiques sur les membres du réseau d'Al-Qaida et les contraindre à se déplacer d'une position à une autre, et à se rendre plus vulnérables en se découvrant. Dans la mesure du possible, les États-Unis préfèrent régler le problème eux-mêmes. La Grande-Bretagne jouera un rôle secondaire durant toute la phase des combats, la France restera quasi absente des débats. De cette première phase, on ne sait pas grand-chose, si ce n'est que les bombardiers B-52 s'attaquent à des cibles précises dont le nombre est limité. En dépit de cette restriction, les bombardements sont intensifs et méthodiques. Le manque de renseignements sera peut-être à ce stade le seul handicap rencontré par les Américains qui commettront certaines erreurs de cible.

La chute des taliban

Si l'on n'est pas sûr dans les commencements de bien estimer le rapport de force entre l'Alliance du Nord et l'armée afghane, il apparaît vite que cette dernière est assez affaiblie par la campagne de bombardements pour que l'élan de la guerre se retourne en faveur de son adversaire. En l'espace d'une semaine, la guerre va prendre un tournant décisif. Les unes après les autres, toutes les grandes villes – à l'exception de Kandahar et de Kunduz – tombent aux mains de l'Alliance qui entre dans Mazar-i-Sharif, Herat, Jalalabad, et surtout dans la capitale, Kaboul. La rapidité avec laquelle s'enchaînent les événements défie tous les scénarios, y compris les plus optimistes. Après la chute de Kaboul, le 13 novembre, même Washington semble un moment désorienté. Avec la perte de la capitale afghane, le régime taliban est définitivement condamné. Régime totalitaire et donc extrémiste, celui-ci a refusé tout compromis. Dans la chute, le roi paraît bien nu. La soi-disant « internationale musulmane » que prétendaient construire le mollah Omar, chef des taliban, et Oussama Ben Laden, n'est qu'un mirage qui se décompose face à la réalité des rivalités nationales et ethniques. Les « étrangers » – Arabes, Pakistanais, Ouzbeks et Tchétchènes – se retrouvent isolés dans la défaite. Avec le soutien des Américains, les nouveaux maîtres de l'Afghanistan se chargent d'en éliminer un grand nombre. La soi-disant mutinerie de Qala-e-Jhangi s'achève le 27 novembre par la mort de plusieurs centaines de ces combattants étrangers, au moment même où s'ouvre la conférence de Bonn sur l'avenir politique du pays. Dès lors que l'on entre dans la dernière phase de la guerre, les politiques prennent déjà le pas sur les militaires.