Journal de l'année Édition 2001 2001Éd. 2001

La Tchétchénie, terre d'élection de Vladimir Poutine

Maître d'œuvre de la reconquête de la Tchétchénie lancée en septembre 1999, Vladimir Poutine, président par intérim et candidat à la succession de Boris Eltsine, est engagé dans une course contre la montre pour neutraliser les « bandits tchétchènes » avant le scrutin du 26 mars. Cet objectif est en partie atteint avec la chute de Grozny début février.

C'est auprès des unités russes déployées en Tchétchénie que Vladimir Poutine, promu quelques heures avant président par intérim de la Fédération russe du fait de la démission surprise de son mentor Boris Eltsine, passera le réveillon de l'an 2000. Austères et sobres, à l'image de Poutine, les brèves festivités du passage à la nouvelle année relèguent dans un lointain passé ce mémorable jour du 31 décembre 1994, où le ministre russe de la Défense de l'époque, Pavel Gratchev, avait envoyé à la mort des divisions entières de conscrits russes, lancés à l'assaut des rebelles tchétchènes dans une campagne militaire bâclée, décidée après une soirée trop arrosée et qui se soldera seize mois plus tard par la débâcle des forces russes sanctionnée par un accord de paix humiliant pour le Kremlin. Évitant tout triomphalisme, le nouvel homme fort de la Russie s'engage en revanche avec une froide détermination à terminer le « travail » entrepris en septembre 1999 alors qu'il prenait ses fonctions à la tête du gouvernement, et à « anéantir les bandits tchétchènes ». Des encouragements bien utiles, tandis que sur le terrain les troupes russes, mal payées et mal équipées, ont perdu de leur ardeur sous les coups répétés des vagues de contre-offensives des rebelles tchétchènes.

Régulièrement annoncée, la chute de la capitale tchétchène, théâtre d'une guérilla urbaine qui fait de nombreuses victimes dans les rangs russes – dont le général Mikhaïl Malofeïev, tué en janvier – est sans cesse différée, menaçant de discréditer Poutine et de ruiner ses ambitions présidentielles. Un scénario inacceptable pour le dauphin désigné d'Eltsine, dont l'élection au Kremlin, pour laquelle il se porte tout naturellement candidat à la mi-janvier, est étroitement tributaire de l'évolution des opérations militaires en Tchétchénie.

L'union sacrée

Lancée dès ce 31 décembre 1999, c'est bien dans les montagnes du Caucase que se joue l'issue de la campagne électorale du président annoncé de la Fédération russe, dont les succès militaires doivent préserver la soudaine popularité au moins jusqu'au scrutin du 26 mars. Désertant les plateaux de télévision, ignorant les bains de foule, le candidat Poutine préfère endosser l'uniforme de chef des armées et déplacer ainsi le débat politique sur le terrain nettement plus consensuel de la guerre contre les « terroristes tchétchènes », autour de laquelle s'est dessinée une sorte d'union sacrée dans la classe politique et l'opinion russes.

De lourdes pertes

La stratégie électorale, reposant sur la fortune des armes, portera finalement ses fruits, au prix de milliers de vies, celles des civils toujours terrés dans les sous-sols de Grozny, mais aussi des combattants des deux bords : alors que le bilan des pertes russes, même révisé à la baisse par les statistiques officielles, devenait assez lourd pour inquiéter l'opinion, les rebelles tchétchènes cèdent enfin sous l'intensité des bombardements russes et abandonnent Grozny, qui n'est plus qu'un champ de ruines quand les forces russes l'investissent, le 6 février. Une victoire qui n'est certes que partielle, les rebelles tchétchènes s'étant repliés, derrière leurs commandants, dont l'« ennemi public numéro un » Chamil Bassaïev, blessé dans les combats – dans le sud montagneux de la Tchétchénie, d'où ils harcèlent les forces russes, donnant le coup d'envoi d'une guerre de partisans dans laquelle ils sont passés maîtres.

Mais cette victoire n'en marque pas moins un tournant symbolique dans la campagne militaro-électorale de Poutine ; en lui ouvrant la voie royale vers le Kremlin, elle laisse aussi espérer une accalmie dans les opérations militaires et le passage à l'option diplomatique. C'est du moins ce qu'attendaient les Occidentaux, qui avaient joué la carte de la prudence en se contentant d'adresser des mises en garde à Poutine, comme Madeleine Albright le 31 janvier et Hubert Védrine le 4 février, dans le souci de ne pas contrarier ses projets électoraux. La communauté internationale accentuera pourtant ses pressions alors que la Tchétchénie dévastée et la république caucasienne voisine d'Ingouchie, qui a accueilli la plupart des 250 000 réfugiés de la guerre, s'entrouvrent timidement aux ONG et aux observateurs étrangers. Elle peut d'autant moins garder le silence que les témoignages se multiplient, faisant état des atrocités commises durant la bataille de Grozny – et au-delà – par l'armée russe, qui se serait rendue coupable de crimes de guerre, notamment dans les « camps de filtration » comme Tchernokozovo, où la torture serait monnaie courante. Des accusations formulées officiellement par une première délégation du Conseil de l'Europe, autorisée à se rendre dans Grozny quelques jours avant le scrutin, et qui reviendront de façon lancinante au lendemain de l'élection de Poutine, laquelle ne sera pas accompagnée de l'amorce de dialogue espérée, menaçant ainsi la Russie d'isolement sur la scène internationale. Confirmant le climat de détente avec l'OTAN qu'il avait annoncé en en recevant le secrétaire général George Robertson le 16 février, le nouveau président russe obtient deux mois après de la Douma qu'elle ratifie le traité START II sur la réduction des armements nucléaires. Mais, sur le dossier de la Tchétchénie, il ne veut rien céder au haut-commissaire des droits de l'homme de l'ONU Mary Robinson, qu'il refuse de recevoir au Kremlin début avril, ni au Conseil de l'Europe, qui sanctionne la Russie le 6 avril en la menaçant d'une suspension. Sourd aux appels de la communauté internationale en vue d'un cessez-le-feu et d'une solution négociée comprenant des enquêtes sur les crimes perpétrés durant la guerre, le chef du Kremlin veut aller au bout du processus de « normalisation » de la Tchétchénie, quel qu'en soit le coût. Terre d'élection de Vladimir Poutine, la Tchétchénie n'en a manifestement pas fini d'être une terre de souffrances.