Il aurait été intéressant de profiter du catalogue ou de l'exposition elle-même pour revenir un peu plus précisément sur les liens étroits entre la création de l'époque et la psychologie naissante. Charcot examine l'hystérie à la Salpêtrière, le Dr Bernheim invente la suggestion hypnotique à Nancy, un grand foyer de l'Art nouveau. Tout cela se traduit dans l'iconographie de l'époque. On le sent trop peu, même si l'exposition consacre une section entière à la figure de la « régression vers le végétal et l'aquatique », hommage à une époque qui se passionne pour les commencements de l'Univers, pour un âge immémorial, amorphe, à partir duquel les formes auraient émergé progressivement, à mesure que les sens se différenciaient. Là, la diversité des supports montre bien l'obsession de l'époque : vases, bijoux, céramiques, mobilier, sculptures, photographies, autant de tentatives pour rendre compte des lignes lovées d'un monde en formation où l'homme fusionne totalement avec le milieu ambiant. C'est le cas de la très belle Main aux algues et aux coquillages d'Émile Gallé (1904), une main en cristal soufflé, modelé à chaud avec inclusions de couleurs et de diaprures. L'algue vient recouvrir la main comme un gant ou un voile. La parure artificielle prend les atours de la nature la plus organique. La forme du bijou ou du meuble est alors construite sur la morphologie d'un corps comme si la création plastique des objets, des sculptures ou des tableaux devait rejoindre le champ plus vaste des lois naturelles de la forme vivante. Bugatti réalise une « salle de jeu » dont le volume décline la forme de l'escargot. Gaudi réalise des meubles dont la forme des articulations osseuses évoque, de façon stylisée, les armatures du corps humain. C'est la grande époque des projets biomorphiques. Il faut injecter du vivant dans l'univers inanimé.

Happy end

L'exposition se clôt ainsi sur un signe de vie, d'énergie : happy end. L'épilogue, riche en couleur, se penche sur « le mythe de l'âge d'or et le retour à la nature ». Le mythe de l'âge d'or, commun à tout l'idéalisme des chercheurs de paradis humains (Gauguin, Signac, Sérusier...), se trouve en effet très présent dans l'iconographie du passage du siècle. Du néo-impressionnisme au fauvisme, les paysages idylliques de Signac ou de Matisse traduisent le sens intime d'une communion avec la nature, la recherche d'un bain originel dans les sensations primitives. Pour cela, comme le préconise Élie Faure en 1904, les peintres puisent leur imagination dans de multiples références culturelles. C'est ce que fait explicitement Derain quand, dans son Âge d'or, il associe pêle-mêle le primitivisme synthétique de Gauguin, le hiératisme médiéval de certaines poses, le graphisme musical du Bain turc d'Ingres, la chaleur chromatique de Delacroix, de Rubens et des Vénitiens, jusqu'à l'arabesque « serpentine » des affiches de Chéret pour la danseuse Loïe Fuller. La baigneuse aux bras plies se retrouve dans Luxe, calme et volupté de Matisse, où le peintre, associant Ingres et Gauguin, cherche à faire une peinture de type « allégorique ».

Réfugiés sur les rivages méditerranéens, Signac et Matisse peignent le bonheur de vivre : lumière, tranquillité, beauté. Cet éden retrouvé inspirera à Signac son grand tableau Au temps d'harmonie, qui marque dans son œuvre un net tournant vers une esthétique décorative. Il représente la société idéale projetée par le milieu anarchiste – auquel l'artiste appartient –, en même temps qu'il célèbre, plus simplement, l'existence méditerranéenne : la communion de l'homme et de la nature, l'amour libre, la maternité, les loisirs. Les joueurs de boules, les tenues vestimentaires précisent assez qu'il ne s'agit pas d'un âge révolu, mais futur, et, pourquoi pas, d'un présent, tel que Signac le vit lui-même. C'est donc une façon d'actualiser le mythe de l'âge d'or, de lui donner un sens présent et de renouveler le genre du paysage classique. L'Arcadie va ainsi trouver chez Signac son équivalent esthétique dans le concept de décoration : « Justice en sociologie, harmonie en art : même chose. » Chez Matisse, l'âge d'or semble beaucoup plus arraché à l'histoire en marche qui animait l'ambition anarchiste de Signac. Il campe son élégie dans un temps indéterminé dont le caractère beaucoup moins politique marque l'empreinte du discours des « classiques », révélant au passage combien le montage des références peut-être lui-même interprété comme une façon d'échapper au temps et à l'actualité sociale. Matisse traite le mythe de l'âge d'or en dehors de toute référence littéraire et de tout discours social immédiat pour ne célébrer que la liberté des corps et de la couleur. La couleur se fait métaphore du bonheur accompli, un bonheur arraché au temps. Se pose alors l'intérêt d'une analyse diachronique. Une date, pour symbolique qu'elle soit, suffit-elle à catalyser une réflexion ? L'exposition « 1900 » est en cela un défi difficile à relever. Quatre cents pièces ont, malgré leur grande diversité de supports et d'origine, du mal à rendre compte de l'esprit du temps et de la complexité d'un champ de la création en quête d'un fort renouvellement à l'appel du nouveau siècle.

Pascal Rousseau
Critique d'art