Journal de l'année Édition 2000 2000Éd. 2000

L'OMC, ou les dures lois de la concurrence mondiale

Commencée le 30 novembre dans le tumulte des manifestations des adversaires d'une mondialisation ultralibérale, la réunion de l'OMC à Seattle s'est achevée le 3 décembre sur un fiasco. Les 135 pays membres de l'Organisation se sont séparés sans avoir pu réduire les antagonismes s'opposant à une réglementation des relations entre les États-Unis, l'Union européenne et les pays en voie de développement.

Maîtriser le flux croissant des échanges internationaux, en accompagner la libéralisation tout en y mettant de l'ordre, tels sont les ambitieux défis qu'a la charge de relever la toute jeune Organisation mondiale du commerce (OMC). Corollaire de ce « nouvel ordre mondial » dont les vainqueurs de la guerre froide avaient jeté les fondations quelques années avant dans les sables fumants du désert irakien, ce pari d'un nouvel ordre commercial ne paraît pas moins risqué. Transformant la planète en un vaste champ de bataille économique, la mondialisation s'impose en effet à coup de guerres dont les enjeux sont certes moins martiaux – comme la vente de bananes ou de bœuf aux hormones qui opposent Européens et Américains –, mais appellent des solutions pacifiques d'une définition tout aussi complexe. Très attendue, la réunion de l'OMC à Seattle, du 30 novembre au 3 décembre, n'a à cet égard pas vraiment fait progresser la cause de la paix commerciale, qui prend l'allure d'un vœu pieux. Les 135 pays membres de l'OMC étaient venus communier à la grand-messe d'un capitalisme triomphant auquel même la Chine semble s'être rendue, Pékin ayant obtenu deux semaines auparavant le feu vert américain pour son adhésion à l'organisation ; ils offrirent au monde le spectacle de leurs querelles, amplifiées par le tumulte de la rue, qui saluait par de violentes manifestations l'ouverture de la réunion, traduisant la méfiance de l'opinion publique envers une organisation suspectée d'être le bras armé d'une nébuleuse de multinationales soumettant le monde à la loi du profit et de la concurrence, dissimulés derrière les mots d'ordre de libre-change et de partage des fruits de la croissance. Choisie pour illustrer les ambitions planétaires, à l'aube du prochain millénaire, d'une organisation à vocation initialement transatlantique, Seattle, cité industrielle de la côte ouest des États-Unis ouverte sur le Pacifique et l'Asie, s'est brusquement rappelée au monde comme la ville du désenchantement capitaliste, qui vit naître le « grunge », un mouvement musical du début des années 90, dont Curt Cobain fut le héros. Retrouvant les accents de la rébellion, Seattle devient, le temps de la conférence, le centre nerveux mondial de la résistance à la mondialisation, qui s'est trouvé d'autres figures emblématiques, comme le Français José Bové, pourfendeur de la « mal-bouffe » et bonne conscience d'un monde agricole au service de consommateurs menacés par les dérives technologiques de l'industrie agroalimentaire, illustrées par les fameux organismes génétiquement modifiés (OGM), autre objet de contentieux entre Européens et Américains. Les grands décideurs du commerce mondial s'étaient pourtant préparés à une telle salve ; empêtrés dans leurs propres contradictions, ils ne furent pas en mesure d'opposer une riposte concertée, leur échec contribuant à la décrédibilisation de l'OMC.

Un constat d'échec

À l'embarras des autorités municipales de Seattle, débordées par la pression de la rue, faisait écho l'inertie des organisateurs de la rencontre, symptomatique de cette « inadaptation » dés structures et procédures de l'OMC, que stigmatisait, derrière les murs du centre de conférences transformé en camp retranché, le commissaire européen Pascal Lamy. Quatre jours d'âpres discussions n'ont ainsi pas permis aux 135 pays participants et à leurs ministres du Commerce extérieur de trouver des compromis sur le texte de la déclaration finale, censée être la base de travail pour un nouveau cycle de négociations multilatérales dit « du millénaire », plus étendu que les huit cycles précédents axés sur un dialogue transatlantique. Seattle a confirmé la permanence de ce dialogue peu amical entre les deux poids-lourds du commerce mondial, les États-Unis et l'Union européenne, dont les réseaux d'influences maillent la planète. Les États-Unis affichent leur statut de puissance économique de la zone Pacifique en s'associant à l'Australie et au groupe de Cairns, jouissant du soutien de plusieurs pays en voie de développement, qui se méfient de l'Europe, soupçonnée de protectionnisme déguisé en raison de ses préoccupations sociales et environnementales et soutenue par le Japon et les pays les moins avancés.

L'épineux dossier agricole

Peu compatibles avec la « multilatéralité » proclamée, ces lignes de fracture empêchèrent tout accord, que ce soit sur l'aide aux exportations, l'élimination des droits de douane ou des quotas, la concurrence, l'investissement, la propriété intellectuelle, les normes sociales ou encore la protection de l'environnement. Autant de sujets d'ailleurs relégués au second plan par le dossier agricole, mis en lumière par les apparitions très médiatiques de José Bové, porte-parole d'une hypothétique internationale paysanne. Les négociations achoppent en effet sur l'agriculture, qui provoque un échange de propos plutôt aigres entre la représentante américaine au commerce et présidente de la conférence, Charlene Barshefsky, et Pascal Lamy. Les Américains sont viscéralement hostiles aux subventions agricoles, sur lesquelles refusent de transiger des Européens qui invoquent la spécificité de l'agriculture, “multifonctionnelle” en raison de ses aspects non commerciaux comme l'aménagement du territoire, l'environnement ou la sécurité alimentaire. Sur ce dernier point, les concessions faites au nom de Bruxelles par Pascal Lamy sur un groupe de travail sur les biotechnologies, voulu par les Américains, suscitent la réprobation des Quinze, accusant la Commission d'avoir négligé le « principe de précaution » et ont pour effet de mettre à rude épreuve l'unité européenne, sans esquisser de rapprochement avec les États-Unis. Si la politique agricole commune de l'UE reste la cible privilégiée des Américains, décidés à éliminer des subventions jugées contraires aux règles du libre-échange et soutenus dans cette croisade par les pays en voie de développement, ils comptent cependant sur le soutien des Européens pour convaincre ces mêmes pays émergents d'accepter un groupe de travail sur les normes sociales. Porte-parole d'un capitalisme à visage humain, Bill Clinton a enfourché ce cheval de bataille durant la conférence, appelant au respect des normes fondamentales du travail, que les pays du tiers-monde sont tentés de considérer comme un luxe qu'ils ne peuvent s'offrir, et en tout cas comme un subterfuge des pays riches, au même titre que l'environnement, pour protéger leurs marchés.

Georges Chevron

Une toute jeune organisation

L'OMC naît le 1er janvier 1995 à l'issue du cycle des négociations commerciales dites “de l'Uruguay Round” ; les accords de Marrakech lui donnent des pouvoirs plus étendus que le GATT (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), auquel elle succède. Elle compte 135 membres depuis l'admission de la Géorgie ; et trente et un États, dont la Chine, la Russie ou l'Arabie Saoudite, frappent à sa porte, confiants dans son principe selon lequel le libre-échange, avec la suppression des barrières douanières et des mesures protectionnistes, apporte une croissance mondiale partagée.