Kurosawa

Il est des cinéastes rares, défricheurs d'un nouveau monde, dont la créativité a bouleversé le cours de leur art : tel était Akira Kurosawa, grand maître du cinéma japonais, aux côtés de Mizoguchi et d'Ozu. Son œuvre, d'une profonde variété, est l'une des plus inventives de l'histoire du cinéma : japonaise par sa description d'un monde et d'une morale disparus, occidentale par sa technique cinématographique, universelle par son alliance de puissance, d'émotion et d'élégance.

L'empire du Soleil levant a perdu son Tenno, l'« Empereur ». Non pas le souverain du Japon, mais son plus prestigieux cinéaste, Akira Kurosawa. Ce surnom accordé au réalisateur par des journalistes japonais, au soir de sa vie, lui vaut une reconnaissance que son pays lui mesura longtemps. Paradoxe d'un créateur qui a fait découvrir à l'Occident le cinéma japonais et qui, de son vivant, est entré dans la légende du septième art, en compagnie d'autres géants, eux aussi disparus : Antonioni, Ford, Renoir, Welles...

Kagemusha ou le double

Pour de nombreux cinéphiles, Kurosawa est déjà mort une première fois à la fin de 1997, lors de la disparition de Toshiro Mifune, son acteur fétiche. Bandit (Rashomon, 1950), voyou (les Bas-Fonds, 1957), samouraï déchu (la Forteresse cachée, 1958), médecin tyrannique (Barberousse, 1965), toute une galerie de héros marginaux auxquels Mifune insuffle toute la vitalité de son jeu, énergique, et de sa diction, frénétique. Son interprétation tranche avec le hiératisme des comédiens japonais, imprégnés de kabuki : « L'acteur japonais ordinaire, pour traduire une impression, a besoin de trois mètres de pellicule : pour Mifune, un mètre suffisait. » Pour tous les cinéphiles, Mifune devient le porte-parole de Kurosawa, son double en cinéma : le goût de l'action physique et du mouvement du réalisateur, c'est l'acteur qui l'incarne, qui l'amplifie même à l'écran. Cette relation privilégiée dure le temps de faire quinze films (sur un total de trente), de l'Ange ivre (1948) à Barberousse (1965), c'est-à-dire pendant toute la première carrière de Kurosawa – la période en noir et blanc –, jusqu'à ce que Mifune brise cette relation duelle dont il ne perçoit plus que l'aspect conflictuel.

Un autre type de relation duelle anime et éclaire le cinéma de Kurosawa : celle qui le lia à son frère aîné, Heigo. Celui-ci l'initia à la littérature russe, lui fit aimer et connaître le septième art : il était benshi, c'est-à-dire doubleur de personnages de films muets, spécialisé dans le cinéma étranger. Il se suicida en 1933, alors que l'avènement du cinéma parlant réduisait les benshi au chômage. Kurosawa fit du cinéma pour reprendre la rôle qu'il estimait dévolu a son frère : « Je préfère penser que celui-ci fut le négatif original dont je suis le développement comme image positive. » Pour lui, on est toujours le kagemusha (la doublure) – le titre d'un de ses films – d'un autre. Souvent, les films de Kurosawa font de ce type de relation, à la fois respectueuse et tendue, entre deux personnages leur motif principal : un médecin alcoolique et un truand tuberculeux dans l'Ange ivre (1948), un vieux médecin et son disciple dans Barberousse (1965), un paysan et un homme de science dans Dersou Ouzala (1975), un voleur et un général défunt dans Kagemusha (1980). Histoires de couples masculins, qui, chez Kurosawa, remplacent le couple homme-femme filmé par d'autres cinéastes.

Une vocation universelle

Kurosawa renonce donc à une vocation de peintre. Il devient assistant réalisateur aux grands studios de cinéma PCL en 1935, puis réalise ses premières œuvres dans des conditions précaires, le Japon étant en guerre, et les budgets de l'après-guerre maigres) : films historiques (la Légende du grand judo, 1943), films noirs (l'Ange ivre, 1948), mélodrames (le Duel silencieux, 1949). Mais la présentation de Rashomon en Europe – variation pirandellienne, d'après une légende médiévale, sur la relativité de la vérité humaine – inaugure une période de succès ininterrompue, jusqu'à Barberousse (1965) : présenté à Venise, à l'insu du cinéaste, le film obtient le lion d'or en 1951. En 1954, la puissance expressive d'un film historique, les Sept Samouraïs, en lequel les cinéphiles voient un grand western japonais, établit en Europe sa réputation de maître du lyrisme spectaculaire et de la tragédie humaine. Ce que confirment ses adaptations de Dostoïevski (l'Idiot, 1951), Gorki (les Bas-Fonds, 1957) et Shakespeare (le Château de l'araignée, 1957, d'après Macbeth). Mais cet intérêt pour la culture européenne, pour une technique cinématographique par trop « occidentale », est peu apprécié au Japon, où on lui reproche d'être peu « japonais », de décrire un Japon disparu, converti au matérialisme produit par l'essor économique. Querelle stérile pour Kurosawa, dont l'œuvre a priori disparate se veut une synthèse entre la tradition théâtrale japonaise et les représentations occidentales : « Je pense à la terre comme à ma patrie. N'importe où dans le monde, je ne me sens pas étranger », écrit-il dans Comme une autobiographie (1981). La crise des studios japonais contraint le cinéaste à créer sa société de production indépendante. Sa carrière est relancée en 1970, avec son premier film en couleurs, Dodes'kaden. Trop onirique, trop désespérée, l'œuvre ne trouve pas son public. Pis, elle mène un Kurosawa désabusé à une tentative de suicide. Mal aimé en son pays, le cinéaste devra la poursuite de son œuvre à des productions internationales : russe (Dersou Ouzala, 1975), avec Francis Ford Coppola et George Lucas (Kagemusha, 1980), Serge Silberman (Ran, 1985), Steven Spielberg (Rêves, 1989). Concessions faites à un cinéaste vieillissant par ses producteurs, ses deux derniers films en forme d'insolite bilan (Rhapsodie en août, 1990 ; Madadayo, 1993) semblent s'accommoder d'une réalité transfigurée par la vision intérieure de Kurosawa : insolentes leçons de jeunesse adressées aussi bien à l'histoire collective qu'à l'expérience individuelle.

Frédéric Perroud

Les principaux films

La Légende du grand judo (1943)

Les Hommes qui marchent sur la queue du tigre (1945)

L'Ange ivre (1948)

Chien enragé (1949)

Rashomon (1950)

L'Idiot (1951)

Vivre (1952)

Les Sept Samouraïs (1954)

Le Château de l'araignée (1957)

Les Bas-Fonds (1957)

La Forteresse cachée (1958)

Yojimbo (1961)

Sanjuro (1962)

Entre le ciel et l'enfer (1963)

Barberousse (1965)

Dodes'kaden (1970)

Dersou Ouzala (1975)

Kagemusha (1980)

Ran (1985)

Rêves (1989)

Rhapsodie en août (1990)

Madadayo (1993)