Journal de l'année Édition 1999 1999Éd. 1999

Simple médicament ou véritable aphrodisiaque ? Viagra (ou sildenafil, sa dénomination chimique) peut-il avoir un effet – et si oui, lequel ? – chez les hommes qui ne souffrent pas d'une forme plus ou moins marquée d'impuissance ? Rien, en l'état actuel des recherches officiellement conduites, ne permet de répondre à cette question qui est pourtant bel et bien au centre de l'effet médiatique déclenché par la commercialisation de cette molécule. Si l'on excepte en effet les quelques travaux initiaux conduits sur de très petits groupes de volontaires sains (travaux indispensables à la mise sur le marché d'un médicament), aucun travail n'a été conduit sur ce thème. « Et il ne faut pas compter sur nous pour lancer de telles recherches, confie-t-on chez Pfizer. Le Viagra est un médicament, rien d'autre ! » Un médicament qui concerne au minimum – si l'on en croit l'épidémiologie de la dysfonction érectile (définie comme « l'incapacité pour un homme d'avoir ou de maintenir une érection suffisante pour permettre la réalisation d'un acte sexuel considéré par le patient comme satisfaisant ») – environ 5 % des nommes de 40 ans et de 15 à 25 % des hommes de plus de 65 ans.

Le très rigoureux mensuel Prescrire (indépendant de l'industrie pharmaceutique) a dressé un bilan extrêmement élogieux du Viagra dont il dit qu'il fournit « une aide importante » dans le traitement des troubles de l'érection, que ces troubles soient d'origine psychogène ou organique. Selon Prescrire, l'analyse exhaustive des publications médicales laisse penser que cette molécule « permet à 80 ou 90 % des patients d'avoir une érection permettant une relation sexuelle ». Toutefois, un rapport sexuel considéré comme « satisfaisant » par les investigateurs dans les essais n'est possible en moyenne qu'une fois sur deux, ajoute le mensuel. Cette molécule n'agit pas sur le désir sexuel. Elle n'a pas été étudiée chez l'homme sans trouble de l'érection. D'une manière générale, les spécialistes estiment que ce médicament peut constituer « un premier recours qui permet de dédramatiser la situation pathologique et d'éviter que la succession de tentatives de rapports sexuels infructueuses ne crée un véritable cercle vicieux ».

Une autre perspective thérapeutique, actuellement à l'étude, concerne l'utilisation du Viagra chez la femme souffrant de dysfonctions sexuelles. Bien que les bases physiopathologiques de ces dysfonctions ne soient pas toujours très bien établies, et en dépit des difficultés rencontrées dans l'évaluation de l'effet de cette molécule chez la femme, les responsables de Pfizer ont décidé de lancer une première étude chez 500 volontaires vivant dans différents pays européens, dont la France. Les résultats n'en sont pas encore connus.

Mais l'histoire du Viagra, en 1998, c'est aussi une formidable publicité gracieusement offerte par les médias du monde entier à une firme qui, dans le même temps, engrange de formidables bénéfices ; une firme qui ne peut d'ailleurs pas elle-même vanter les mérites de son produit par voie publicitaire. Médicament vendu sur prescription, le Viagra n'a pas droit de cité dans les spots télévisés ou dans les campagnes publicitaires de la presse grand public. Pour autant, il a amplement trouvé sa place. « Depuis avril, date de la mise en vente aux États-Unis, nous avons recensé en France plus de 2 500 coupures de presse, reportages TV ou radio. Ce n'est pas un press-book, c'est une armoire. Pensez ! Une moyenne de quatorze articles ou reportages audiovisuels par jour ! », se réjouit le responsable de la communication chez Pfizer France, dont les autres spécialités (médicaments antihypertenseurs, antidépresseurs, etc.) ne sont guère connues du grand public.

Si l'on a regretté certains excès médiatiques (ceux notamment qui présentaient le Viagra comme la « pilule du septième ciel »), on observe chez Pfizer que le message de la médicalisation des troubles de l'érection a fini par faire son chemin et le Viagra apparaît désormais davantage comme un médicament que comme un aphrodisiaque. Pour sa part, la firme n'a pas craint d'investir dans le champ de la formation des médecins et des « relais d'opinion ». Des mailings ont été systématiquement effectués auprès de 120 000 médecins et de 23 000 pharmaciens. Elle est allée jusqu'à inviter, pour un « séminaire d'information » organisé à Montpellier, une cinquantaine de journalistes de la presse grand public, qui, à cette occasion, ont écouté l'un des découvreurs britanniques de la molécule associé du philosophe André Comte-Sponville.