Journal de l'année Édition 1997 1997Éd. 1997

Expositions

L'année anglaise

S'il semble difficile de placer le millésime 96 sous le signe de tendances dominantes, cette année d'expositions en France aura été marquée par plusieurs événements réunis autour de quelques grands peintres modernes et pionniers de la sculpture de ce siècle, avec un regard tout particulier sur nos voisins d'outre-Manche. La présence de la sculpture mérite une attention plus particulière. Parente habituellement pauvre des programmations muséographiques, la sculpture moderne est d'abord consacrée hors les murs, en plein air, sur les Champs-Élysées, où avait lieu avant l'été une exposition d'art public regroupant, à grands traits et non sans une certaine pauvreté scénographique, les grandes figures de la sculpture contemporaine, de Giacometti à César. Auparavant, le musée national d'Art moderne consacrait une rétrospective à l'œuvre du sculpteur anglais Tony Cragg, l'un des principaux représentants de la « nouvelle sculpture anglaise » apparue au début des années 80. Cragg affirme à ses débuts une esthétique du recyclage où des débris d'objets de même couleur sont assemblés pour reconstituer des figures ou des objets à l'échelle monumentale. Il exploite ensuite des matériaux plus classiques (marbre, pierre, bois, bronze) où se jouent des formes plus organiques. La sculpture britannique est saluée quelques mois plus tard dans l'enceinte de la galerie nationale du Jeu de paume et dans le jardin des Tuileries qui l'entoure (jardin qui, selon les vœux ministériels, serait susceptible d'accueillir prochainement un grand programme de sculptures publiques contemporaines). Le titre de cette exposition rétrospective (« Cent ans de sculpture anglaise ») annonçait une certaine profusion que le spectateur ne retrouve pas dans les lieux, déçu, il faut le dire, par la faible quantité de travaux, la sélection trop restrictive des artistes et le choix contestable de nombreuses œuvres. On y retrouve les maîtres modernes, de Jacob Epstein à Henry Moore (dont le travail était aussi présenté au musée des Beaux-Arts de Nantes), l'important courant de l'abstraction géométrique, de Barbara Hepworth à Anthony Caro, mais aussi, sous un jour plus contemporain, les œuvres informes de Barry Flanagan ou les recherches paysagères de Richard Long. Pour compléter ce panorama de la création anglaise, la section contemporaine du musée d'Art moderne de la Ville de Paris (ARC) proposait, à la rentrée d'octobre, une sélection de quelque soixante jeunes artistes de ce pays. Commandée à Hans-Ulrich Obrist, cette exposition, qui écartait délibérément le courant de la nouvelle peinture londonienne, s'est concentrée, avec plus ou moins de bonheur, sur des installations environnementales, oscillant entre la culture trash, un certain réalisme critique et des ambiances nostalgiques. C'est du côté du déchirement qu'il faut reconnaître la part tutélaire de Francis Bacon dans la peinture anglaise de ces quarante dernières années. Le Centre Pompidou lui consacrait une importante rétrospective réunissant plus de quatre-vingts tableaux qui donnent une image presque définitive et historique, classique tout au moins, de l'artiste anglais mort en 1992. Dès 1944, avec Trois Études de figure au pied d'une crucifixion, le système iconographique de Bacon est mis en place : figures monstrueuses, horreurs et cris, corps difformes réinterprétant, sous forme tragique, des références classiques corrigées à l'aune d'un siècle de barbarie. Cette violence du corps meurtri en suspension sur des fonds monochromes aux couleurs crues est, hélas, édulcorée par la présence frustrante de vitres qui protègent la toile du souhait même de l'artiste. On y voit son propre reflet dialoguant avec la figure contorsionnée, mais cette surface réfléchissante instaure une distance qui rend parfois l'œuvre trop esthétisante et annule son pouvoir corrosif.

L'œuvre de Corot est bien étrangère à cette beauté convulsive. Elle baigne dans une lumière atmosphérique apaisée. Le Grand Palais, pour fêter le bicentenaire de la naissance du peintre français, réunit sous le commissariat de Vincent Pommarède une sélection de plus de 150 tableaux qui révèle notamment la diversité du talent du Corot d'avant les années 1850, la teneur de ses études sur le motif et des croquis pris sur le vif, un sens tout particulier de la lumière qui éclate dans les paysages de Rome, les sites du Latium ou les vues des jardins Farnèse.

Pablo et les autres

Après l'exposition à l'hôtel Salé de 58 carnets de dessins de Picasso, le Grand Palais faisait sa rentrée d'automne avec une grande exposition sur « Picasso et le portrait », présentée pendant l'été au MOMA de New York. Au-delà d'une analyse autobiographique simpliste qui voudrait qu'à chaque femme entrée dans la vie de Picasso corresponde une rupture stylistique, l'exposition montre comment un même modèle fait l'objet de traitements variés où Picasso se joue de perpétuelles transformations, redéfinissant le concept d'identité qui avait jusque-là nourri le genre psychologique du portrait. Un compatriote espagnol de Picasso, plus contemporain, était mis à l'honneur par deux expositions simultanées au Jeu de paume et au cabinet d'art graphique du Centre Pompidou. Miquel Barcelo, né en 1957, est le représentant de la « trans-avant-garde » espagnole apparue au début des années 80. Barcelo peint avec des matières organiques mélangées à de la colle et des pigments, sur des surfaces extrêmement denses où les objets et les personnages sont littéralement englués. Dans une série consacrée à l'univers culinaire, il introduit du riz, de la farine, des spaghettis stabilisés par de la colle et du formol. Dans une importante série de peintures blanches, non moins matiéristes, il exploite des jeux de transparence que l'on retrouve aussi dans ses œuvres réalisées au Mali. Le peintre français Jean-Pierre Bertrand utilise lui aussi des matières fragiles, organiques (sel, jus de citron...), cette fois plus fluides. Son travail est présenté au Carré d'art de Nîmes. Dans un registre chromatique beaucoup plus sombre, le musée d'Art moderne de la Ville de Paris accueillait l'œuvre « noire » de Pierre Soulages. Ces grandes peintures monochromes sont réalisées avec du brou de noix, du goudron et de l'huile. La rétrospective présente, sans respecter une chronologie trop rigide, une peinture gestuelle, faite de tensions entre blancs et noirs, qui s'assombrit progressivement au point de ne plus être qu'une surface rugueuse de noir où la lumière est créée par la seule différence d'épaisseur de la matière drainée par le pinceau, où l'opacité de la couleur n'est plus un obstacle à la transparence. Face à cette peinture cistercienne, l'expressionnisme de l'allemand Georg Baselitz, qui lui succède au Palais de Tokyo, paraît bien excessif. Le peintre renverse ses personnages sans atteindre la force des expressionnistes de la première génération (1910-1920) qui avait animé, il y a deux ans, les mêmes cimaises, ni même, dans un autre registre, la gravité du trait des dernières gravures d'Albrecht Dürer présentées au musée du Petit Palais, dont la collection renferme un ensemble très complet du grand maître de la gravure renaissante allemande (1471-1528). L'année se termine au Centre Pompidou par une importante exposition sur les rapports entre les artistes et l'histoire, à l'heure des bilans séculaires où l'on revisite la petite histoire des arts – souvent trop autonome – en regard des grands bouleversements de l'Histoire avec un grand H.

Pascal Rousseau