Et paraît enfin l'étonnante épopée Owen Glendower (1941) du Gallois de cœur et écrivain maudit que fut John Cowper Powys – objet littéraire non identifiable à la fois provocant et naïf, pétri de beautés et de confusion, où un prince celte rêve d'arracher le pays de Galles à la tutelle de l'Angleterre.

Trèfle et tourbe

Autre pays celtique cher à l'imaginaire français, la verte Irlande du tumulte et du tragique. L'édition complète d'Oscar Wilde réhabilite un de ses fils, qui passait au mieux pour homme d'esprit et de paradoxe et qui, blessé, dit sans fard ses souffrances dans De profundis. En terre d'exil, il faut montrer esprit de répartie et force pour survivre, et l'exil demeure souvent pour l'écrivain d'Irlande le parcours obligé, comme le démontre encore l'énorme autobiographie de Sean O'Casey, dont paraît le dernier volume : Coucher de soleil et étoile du soir (1954). William Trevor s'est dit contraint de vivre en Angleterre pour son travail ; s'il a choisi la discrétion dans la vie comme dans ses livres, cependant, le Voyage de Felicia (1994), dont l'héroïne débarque en Angleterre et rencontre un Anglais trop aimable, s'enfonce doucement dans les abîmes. Méfions-nous néanmoins des clichés et, en particulier, de celui d'écrivain « irlandais », comme le rappelle Colm Toibin dans Bad Blood, pérégrination le long de la frontière irlandaise (1987). John McGahern (les Créatures de la terre, 1994), avec un sens merveilleux de la litote, demeure fidèle à la description des péchés et de la tourbe de son pays, tandis qu'un des nouveaux venus, Patrick McCabe (le Garçon boucher, 1992), suit, sur le rythme d'une ballade, la démarche obsessionnelle d'un adolescent qui ira jusqu'à l'assassinat, révélant l'influence américaine. Joseph O'Connor (les Bons Chrétiens, 1991) narre dans ses nouvelles les amours tragiques d'un membre de l'IRA, et, surtout, la lutte quotidienne des Irlandais contraints de chercher des petits boulots en Angleterre, démontrant encore la dépendance de son pays où seuls quelques poètes écrivent en langue irlandaise, choisissant un public forcément restreint s'ils ne sont pas traduits.

Les enfers américains

Penser roman, ce fut souvent penser Amérique et qui nierait l'influence de ces ouvrages du Nord puis du Sud qui apportaient un sang neuf à la vieille Europe ? Depuis quelques années, ces œuvres sont de plus en plus caractérisées par l'immersion dans un univers de violence. Plus de redresseur de « rêve américain », seulement des êtres tantôt saisis par la fureur, tantôt réduits à la stupeur et, parfois, passant d'un état à l'autre sans transition. La structure romanesque et le style s'en ressentent. En faisant entendre les mots de sa terre et leur son, Mark Twain inventait le roman américain au xixe siècle. Les romanciers d'aujourd'hui encombrent leurs textes de toutes les crudités et obscénités quotidiennes et répétitives.

Une nouvelle traduction du premier livre de Cormac McCarthy, le Gardien du verger (1965), révèle qu'il ne se reconnaissait alors que dans l'abandon de l'aspect positif du mythe américain, n'en retenant que l'espace vide et l'errance. Il ne maîtrisait pas encore cette violence cosmique, tableau d'une lutte éternelle, que traduisent notamment des dialogues froids insérés sans repères dans le corps du récit. Un autre maître, John Edgar Wideman, noir celui-là et issu des ghettos, décrit la nouvelle exclusion : fondé sur un incident politique réel, son roman fouille les décombres d'une maison brûlée avec ses occupants par la police, dans la ville où fut proclamée la Déclaration d'indépendance (l'Incendie de Philadelphie, 1990). Son style rappe, feule, fait vibrer pulsations et syncopes. Cependant, parce qu'il est noir, peut-être, on y pressent encore une revendication et un semblant d'espoir. Ce n'est pas le cas avec États sauvages (1994) de Stephen Wright, sorte de road movie où la route, qui n'est déjà plus celle de Jack Kerouac, ne conduit qu'à des paroxysmes sanglants. Aussi désespérée, l'immersion d'un jeune homme dans l'univers de la Mafia et des Triades chinoises : non dénué de culture, il devient cependant un assassin sadique et tout n'est plus que corruption et violence inéluctables (Trinités de Nick Tosches, 1994). Les petits récits de Bret Easton Ellis (Zombies, 1994) montrent l'espace américain comme un vide que l'on s'acharne à oublier et où la réussite elle-même, bien que poursuivie, ne signifie plus rien. Indépendamment de la violence récurrente, ces auteurs ont en commun le rapport avec le nouveau cinéma américain dans une esthétique qui, se fondant avec la réalité, ne permet plus de distinguer le vrai du faux et agit par chocs successifs. Après cette descente aux enfers où le grand rêve de l'Amérique a éclaté en images cauchemardesques, il serait bon de revoir l'ancienne tragédie fondatrice, celle de l'extinction d'un peuple et de la perversion de son souvenir, grâce à la réédition du livre d'un Indien authentique, James Welch (Comme des ombres sur la terre, 1986).

À l'Est, du nouveau ?

Si les violences de l'Amérique paraissent contagieuses, voulons-nous désigner les épicentres des secousses du siècle que nous tendons le doigt à nouveau vers l'Europe, vers l'Est – et vers le fascisme, dont subsiste le potentiel délétère. Ainsi s'interroge un écrivain de langue allemande, Gregor von Rezzori (la Mort de mon frère Abel, 1976), qui conjugue ambitieusement l'histoire du siècle, une trame romanesque, le journal intime et l'autobiographie : « Nous souffrons parce que notre histoire est en contradiction avec notre culture. » De Berlin-Est nous viennent plus récemment les tourments de l'esprit après la chute du mur : la réunification mentale n'est pas plus aisée que la nationale (Christa Wolf, Adieu aux fantômes, 1994). Traitant du tissu déchiré de l'Europe, l'Albanais Ismail Kadaré (Spiritus, 1996) enchevêtre une intrigue complexe : des enquêteurs étrangers s'obstinent à trouver un sens, qui ne peut que leur échapper, à un monde chaotique où quelques années plus tôt la police tentait de faire parler les morts. De Tchécoslovaquie (du temps où elle était une) nous vient un ancien roman fable (la Guerre des salamandres, 1936) par lequel Karel Capek dénonçait déjà « l'humanité, cet immense organisme mal bâti » et sa parade de grands bavards prétentieux. Cet humour noir, voire cet esprit farcesque, beau masque dissimulant une inquiétude profonde, se retrouve encore dans les textes des deux grands écrivains hongrois des années 20, Dezso Kosztolanyi (dont on réédite les Aventures de Kornél Esti, titre français d'une collection de nouvelles publiées de 1927 à 1935) et Frigyes Karinthy (Je dénonce l'humanité, titre français d'une collection de nouvelles écrites entre 1912 et 1938). Curieusement paraît en même temps un roman du fils de Frigyes, Ferenc Karinthy (Epépé, 1970), dont le héros, linguiste, s'égare dans un pays inconnu dont il ne parvient pas à comprendre la langue ; fable encore puisque ce monde, où l'individu, en proie aux vertiges de la consommation, se noie dans la foule, est le nôtre.