Se démarquant de la configuration partisane ou militante traditionnelle (militant, conseiller du Prince ou désireux de subvenir l'État), l'intellectuel est la mauvaise conscience des acteurs politiques condamnés et rappelle les valeurs profondes de la démocratie.

On assiste donc – c'est devenu un rituel obligé des médias – à une sollicitation permanente des intellectuels, dont la mission est d'apporter un semblant de réponse aux questions qui prennent de court acteurs médiatiques et politiques réunis et de rassurer ceux qui ne veulent pas souscrire au cynisme ambiant. On le voit plus que jamais dans la manière dont, depuis 1992-1993, les intellectuels français se préoccupent de la défense des journalistes, des intellectuels et des écrivains sujets à des menaces de mort dans les pays soumis à la loi de l'intégrisme musulman. Mais c'est en 1994, année où l'on a célébré le tricentenaire de Voltaire et le centenaire de l'affaire Dreyfus, que la défense au nom des valeurs universelles d'écrivains victimes a été le plus spectaculaire, puisqu'au cas de Salman Rushdie sont venus s'ajouter ceux de Taslima Nasreen et de Naguib Mahfouz. Au fond, l'intellectuel français célébré et recherché par les médias est celui qui refait l'affaire Calas et s'inquiète de nouvelles affaires Dreyfus.

Ce combat, si légitime soit-il, suscite diverses interrogations. Tout d'abord le rejet de l'action politique et de ses impuissances caractérisées (Rwanda, Algérie, Bosnie) produit des débordements qui ne sont pas toujours contrôlables : on se souvient des déboires de la liste Sarajevo – dite « liste des intellectuels » – constituée à l'occasion des élections européennes de juin 1994. Se présentant au départ comme un aiguillon susceptible de peser sur le cours de la vie politique en rendant visible le débat refoulé sur la Bosnie et l'avenir de l'ex-Yougoslavie, elle n'a pu éviter le piège tendu et, sous la férule du professeur Léon Schwartzenberg, elle est devenue une liste politique parmi d'autres. Il n'est pas toujours aisé de prévoir le moment où la dénonciation de l'action politique bascule dans une volonté contradictoire de s'y substituer.

Par ailleurs, cette difficulté de trouver la juste relation critique avec la politique est redoublée par une médiatisation accrue et guère contrôlable des débats. Quelle que soit la cause, les médias privilégient les postures radicales, les alternatives manichéennes et ne se privent pas de brûler le lendemain les idoles qu'ils ont adorées la veille.

Tant dans le cas de la Bosnie que dans celui de l'Algérie, la dérive possible du combat pour la démocratie et contre l'intégrisme a été rendue manifeste par la multiplication de comités, d'associations, voire de parlements qui se sont opposés entre eux et ont remis en cause l'hégémonie des seuls intellectuels médiatiques et de leur « parole ininterrompue » (Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann...). Des clivages politiques sont en effet apparus : comment intervenir ? L'humanitaire n'est-il qu'un pis-aller ? Le discours de la guerre est-il supportable quand il concerne les autres et que les démocraties refusent que leurs enfants meurent désormais « pour la patrie » ? Faut-il se contenter d'un discours anti-intégriste, opposer la démocratie et la barbarie, aller dans le sens des éradicateurs ou bien affirmer clairement que les droits de l'homme ne se divisent pas ? Quoi qu'il en soit, on voit se creuser un fossé profond entre des postures morales qui se satisfont de dénoncer le mal absolu et celles qui cherchent à trouver des issues dans des conflits où le bien et le mal ne sont pas toujours faciles à distinguer. Alors que de nombreux conflits de l'« après guerre froide » ne sont plus interprétables en « noir et blanc », le combat des intellectuels les plus médiatiques renoue sur le plan moral avec une forme d'engagement en « noir et blanc ». C'est le paradoxe de la médiatisation des intellectuels : ils s'en prennent aux politiques, mais il est rare qu'ils parviennent à dégager une autre posture que celle de la belle âme. Il est peu fréquent de les entendre énoncer des analyses politiques, d'aller plus loin qu'un éloge aussi rapide qu'obligé de la démocratie.

Quelle responsabilité ?

La question se pose alors – le débat sur la vigilance l'avait déjà montré en 1993 – de savoir si le retour visible des intellectuels est à l'origine d'une nouvelle forme d'engagement ou bien s'il ne participe que d'un constat d'impuissance (la belle âme répliquant au « silence des politiques ») et d'une médiatisation du discours prophétique (aujourd'hui, tout le monde se prend pour Malraux, Péguy et Bernanos réunis, tout le monde cherche à recréer la figure du « héros disparu » en se montrant derrière la petite lucarne). Si la critique de l'engagement partisan est convaincante, on peut s'interroger sur le coût et sur la signification d'un combat qui cherche à lutter sur tous les fronts et à défendre toutes les victimes possibles en rapportant des phénomènes très hétérogènes à un mélange de populisme et d'intégrisme (voir la Pureté dangereuse de Bernard-Henri Lévy, Grasset, 1994).