Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

Le fantôme de la guerre

L'ombre de la guerre froide s'est estompée, le spectre de la guerre « chaude » revient. Les voyages en France de Salman Rushdie et de Taslima Nasreen, l'attentat auquel a échappé l'Égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, l'émigration des intellectuels algériens qui fuient guerre civile et obscurantisme le rappellent sans cesse. L'Occupation pèse aussi d'un poids très lourd quand un livre, Une jeunesse française, de Pierre Péan (éditions Fayard), révèle le flirt vichyste du président de la République et ses « amitiés » suspectes. Plus que jamais, historiens et sociologues sondent et examinent quatre années noires du xxe siècle qui n'en finissent pas d'empoisonner la société française.

Cinéma

La guerre est ensuite sur les écrans. Non plus la guerre-spectacle et héroïque des superproductions hollywoodiennes faisant du Vietnam un opéra démesuré, mais la « vraie guerre », la « sale » guerre, celle qui tue et qui mutile. Au festival de Cannes, Bernard-Henri Lévy présente Bosna, déploration à la mémoire d'une ville assiégée et d'une nation disloquée, prologue aussi à son essai la Pureté dangereuse (éditions Grasset), où l'ex-Yougoslavie apparaît comme le syndrome par excellence de tous les désastres annoncés. Claude Lanzmann achève sa trilogie-fleuve commencée avec Pourquoi Israël et Shoah par Tsahal, une histoire de la jeune république d'Israël et de l'inconscient collectif israélien vue à travers celle de son armée – Tsahal –, de ses guerres et de ses citoyens – combattants découvrant la réalité, les horreurs et, parfois, la volupté troublante de la bataille. Pendant cinq heures défilent témoignages et souvenirs de ces soldats qu'aucune vocation n'a appelés au métier des armes. Marcel Ophuls sous-titre sa dernière œuvre, centrée sur les reporters en mission à Sarajevo : Veillées d'armes. Histoire du journalisme en temps de guerre. L'auteur du Chagrin et la Pitié confronte avec humour et pugnacité les interrogations essentielles sur la vérité et l'information-spectacle, mais aussi sur les pièges et la grandeur de la mise en scène de cinéma. Sans jamais l'énoncer, le film répond ainsi à l'affirmation sceptique selon laquelle le « voir » ne peut arrêter la terreur : « Jamais, dit le cinéaste, une caméra n'abolira le malheur du fait de sa seule présence, c'est le regard qui compte, le point de vue, la mise en scène. » Il impose un cheminement vers un cinéma total qui subvertit les frontières entre fiction et documentaire pour donner à la réalité, aux récits et aux idées toute leur place, telle que l'organise une vision singulière. Par rapport à ces œuvres, à leur gravité et à leur ambition, Pulp Fiction de Quentin Tarantino, palme d'or à Cannes, et la vogue des images de synthèse et des effets informatiques qui produit The Mask après Jurassic Park relèvent du divertissement le plus anodin. En revanche, Bab el-Oued City de l'Algérien Merzouak Allouache replace en quelques plans tournés à la sauvette, sur une fiction simple, le cadre de la guerre civile de moins en moins larvée qui secoue son pays.

Au théâtre

La guerre du Golfe avait déjà profondément troublé auteurs, metteurs en scène et chefs de troupe. Loin du théâtre engagé et sermonneur des années 1960, plusieurs spectacles ont traduit leurs interrogations, qu'il s'agisse de Roger Planchon avec ses Libertins ou de Didier-Georges Gabily, qui a présenté au théâtre de la Bastille Enfonçures, un texte qui confronte le silence des dernières années du poète Hölderlin devenu fou et la fureur de la guerre du Golfe. Peter Sellars s'est emparé des Perses d'Eschyle pour s'en prendre à son pays, les États-Unis, et à l'engagement de celui-ci au Proche-Orient, puis du Marchand de Venise de Shakespeare pour le transposer dans le Los Angeles des émeutes raciales, de la misère et de la guerre des gangs. À Avignon, Jacques Lassalle met en scène l'Andromaque d'Euripide, « citoyen d'Athènes et de Sarajevo ». Pour lui, cette pièce « s'inscrit dans une remise en cause des valeurs du siècle de Périclès que nous continuons de mener nous aussi. Le racial, le confessionnel, le xénophobe, le nationalisme, le protectionnisme, le fratricide dans toutes ses figures, est là. » Le 8 juin, au théâtre du Rond-Point, des artistes et des universitaires bosniaques témoignaient en public de la situation de leur pays. Si on peut difficilement considérer l'œuvre du cinéaste Peter Greenaway, qui, en compagnie du compositeur hollandais Louis Andriessen, s'est essayé à l'opéra avec Rosa, A horse drama, histoire d'un homme qui prenait sa femme pour un cheval, ou l'adaptation réussie de la Ronde de Schnitzler par Luc Bondy et Philippe Boesmans comme des réponses à l'époque, d'autres compositeurs s'y mettent. Quarante artistes se sont associés au musicien Jean-Jacques Birgé, de Corinne Léonet à Benoît Thiberghien, pour réaliser un disque autour des textes du poète bosniaque Abdulah Sidran. Ils entendaient ainsi contribuer à la reconstruction de la bibliothèque de Sarajevo, détruite par les bombardements serbes en août 1992. Vingt-deux d'entre eux se sont retrouvés, le 29 novembre, au festival des 38es Rugissants de Grenoble, pour une mise en concert du disque Sarajevo Suite (Harmonia Mundi ED 13039). « Drame musical instantané » – c'est le nom du groupe de Jean-Jacques Birgé et Bernard Vitet – a composé une Prière de Sarajevo que Kate Westbrook a chantée. Les interventions du quatuor Balanescu ont été le point fort du concert, avec Sniper Allée, une autre création de « Drame musical instantané ».

Arts plastiques

À de rares exceptions près, les peintres semblent moins concernés par l'actualité immédiate. En dehors d'un Jörg Immendorff, qui était présent à la fois à Salzbourg, où il mettait en scène The Rake's Progress de Stravinski, et à Meymac, où il bénéficiait d'une rétrospective pleine de tableaux furieux, les expositions de l'année se signalent par leur intemporalité. C'est à peine si un souffle d'histoire se percevait plus nettement dans l'hommage rendu à Joseph Beuys par le Centre Pompidou, un hommage qui s'intéressait plus au « comment » qu'au « pourquoi » de l'œuvre. À l'automne, les expositions simultanées d'André Derain au musée d'Art moderne de la Ville de Paris et de Kurt Schwitters au musée national d'Art moderne se voulaient essentiellement l'occasion de mises au point historiques et chronologiques.