Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

Photographie : le flou

La crise et le mécénat

Kodak éternue, le festival d'Arles s'enrhume, et l'ensemble des acteurs du monde de l'image attend avec inquiétude une reprise économique hypothétique... La firme Kodak, à travers ses actions de mécénat, avait littéralement porté le monde de l'image à bout de bras en injectant jusqu'à 8 millions de francs par an – rien qu'en France – afin que des livres, des expositions et des festivals puissent exister. La crise n'épargnant personne, les Voleurs de couleurs ne peuvent plus jouer aux Robins des Bois... Les répercussions de ce changement de politique ont frappé de plein fouet le festival d'Arles. Avec-un budget amputé de 50 %, la manifestation n'a évidemment pas pu cette année jouer pleinement son rôle de projecteur international, et ce malgré le thème « Visions d'artistes », pourtant suffisamment large pour que l'on y intègre des noms prestigieux, tels William Klein, Cecil Beaton, ou Guy Le Querrec. Avec moins de spectateurs, moins de soirées, moins d'expositions, l'ambiance fut triste et conventionnelle, sans audace. Une belle surprise nous attendait néanmoins à l'Espace Van Gogh grâce à la Lettonie et à la Lituanie, avec de très beaux paysages vus à travers l'objectif lyrique de Bulhak, des documents chargés d'émotions sur le quotidien dans les pays Baltes, des images de Vilnius et de ses environs par Cekavicius, ainsi que des vues de Riga avant que les péripéties de l'histoire ne l'aient quelque peu défigurée...

Parmi les rares autres expositions qui échappaient à un certain formalisme, celle de Larry Fink suscita le plaisir de plonger dans le monde new-yorkais, où son regard d'entomologiste – joint à un sens du cadrage déséquilibrant – épingle les côtés superficiels d'une société surfaite. À l'opposé de celle d'Inoué, dont toute la chaleur, l'humour et la tendresse génèrent des images qui reflètent une sensibilité certaine face à ces petits riens qui meublent une vie simple... Quant à Richard Avedon – qui était lui aussi présent à Arles –, il vient de faire publier un livre-album de famille étonnant (texte en français inséré) : An Autobiography.

Témoignage

Une vaste rétrospective du Brésilien Sebastiao Salgado a été organisée au Centre national de la photographie du palais de Tokyo. Le photographe nous avait dressé là un véritable inventaire des « damnés de la terre » à l'échelle planétaire : ce Zola de la pellicule – connu du grand public pour ses images de la famine – a cette fois tourné son regard sur le labeur des hommes. L'exposition, intitulée « La main de l'homme » – dont fut tiré un album –, nous offre un spectacle superbe mais violent et terrifiant, entre la nécessité de dénoncer et la fascination pour la misère...

Toujours dans un registre accablant pour la nature de l'homme, la galerie parisienne Urbi & Orbi a abrité un certain temps les travaux de Jean-Christian Boucart, qui proposait, à 4 500 francs pièce, des photos du monde de la prostitution à Francfort, clichés pris « sous le manteau », à l'insu des filles de la « Cité du plaisir non-stop ». Boucart qualifie les images prises dans ce « goulag du sexe » d'une périphrase : « entre le sublime et le sordide »...

Les écoles

Une société qui se décline en images, qui s'observe, se vend, qui communique constamment à travers l'objectif, génère fatalement des emplois dans ce secteur. Et c'est tout naturellement que les écoles de photo sont en plein développement depuis une dizaine d'années. Mais ces établissements se heurtent au manque de débouchés liés au scepticisme quant à la compétence réelle de spécialistes formés sur des bancs scolaires. La photographie demeure une des rares professions qui n'exige pas de diplômes, et, si la technique s'apprend, « on a l'œil ou on ne l'a pas » comme le dit si bien Robert Doisneau. Et l'œil, les époux Lavergne croyaient bien l'avoir... du moins pour une bonne affaire ! Ils prétendaient être le couple photographié par Doisneau en 1950 pour son « Baiser de l'Hôtel de Ville », et réclamaient, 43 ans plus tard, au photographe la coquette somme de 500 000 francs pour atteinte au droit de l'image ! Mais le tribunal de grande instance a vu cette affaire... d'un mauvais œil et les a purement et simplement déboutés !

Patricia Scott-Dunwoodie