Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

Arts plastiques : le temps des doutes

Le marché

Il faut encore en revenir à la crise du marché de l'art. Elle dure, elle ne paraît pas près de cesser – mais elle affecte inégalement les différentes catégories du commerce artistique et ne peut plus être tenue pour un phénomène isolé ou occasionnel. Derrière elle, une autre révolution de plus de conséquences se devine, la crise de la création contemporaine, privée de repères et de pôles – la crise de l'art autrement dit.

À en juger par les résultats des ventes new-yorkaises du printemps et de l'automne, les œuvres de qualité exécutées durant la première moitié du siècle, signées de noms aussi illustres que Matisse ou Picasso, si elles ont perdu de leur valeur financière par rapport aux records atteints à la fin des années 80, ne s'en vendent pas moins convenablement. Pour elles, il existe une clientèle de collectionneurs américains et européens – les Japonais s'étant désengagés à peu près totalement. Il en va de même – le fait s'est vérifié lors de la dernière Fiac – des toiles de petit format et des travaux sur papier des classiques du xxe siècle, qui attirent les amateurs de pièces « sûres », aquarelles de Paul Klee ou de Fernand Léger, dessins de Picasso, peintures de Dubuffet. Pour ces œuvres, il serait fort excessif de parler de « récession » ou d'« effondrement », « ajustement des prix » serait plus juste.

À l'inverse, le marché de l'art vivant et des « jeunes », qui avait bénéficié de l'inflation des cotes et d'une spéculation à peu près systématique, connaît, lui, une crise profonde, crise économique et crise de confiance tout à la fois. Les symptômes de la première se lisent partout et d'abord dans la fermeture de galeries à Paris et à New York. Que ce soit à Soho ou dans le Marais, l'époque des inaugurations s'est achevée. Le nombre des expositions se réduit, manière d'économiser des frais de transport et de catalogue. Plus grave encore : la valeur des œuvres a été divisée par dix dans bien des cas. Des peintres de la Figuration Libre – Robert Combas, par exemple –, ou leurs aînés de la Figuration Critique – ainsi Peter Klasen – ont été les victimes du jeu boursier dont ils avaient été auparavant les héros et les bénéficiaires. Des toiles qui se négociaient aux environs de 400 000 francs en 1989 ou 1990 ne trouvent plus preneur aujourd'hui à 40 000 francs. Si la vingtième édition de la Fiac n'a pas été un échec, si le montant des transactions s'élève officiellement à 130 millions de francs – 30 millions de plus que l'année dernière –, le prix moyen des œuvres est aussi révélateur : c'est autour de 50 000 francs que s'opèrent désormais la plupart des ventes, autrement dit, autour de prix considérés comme « raisonnables ».

La crise de confiance est sans doute plus grave encore, et ses enjeux plus profonds. L'art contemporain, à la mode il y a une demi-douzaine d'années, a cessé de l'être. L'engouement qui avait été créé en France par les achats et la politique du ministère de la Culture, relayée en province par les Fonds régionaux d'Art contemporain (Frac), et aux États-Unis par le phénomène spéculatif lui-même, n'opère plus. Désenchantement ? L'explication n'est pas suffisante. La crise coïncide en effet avec la fin de l'âge des avant-gardes. Depuis l'après-guerre, celles-ci s'étaient succédé à bon rythme : expressionnisme abstrait, pop art. minimalisme, art conceptuel et, pour finir, graffitisme, Figuration Libre, art de la rue. Depuis ce dernier épisode, vieux désormais de près de dix ans, aucun mouvement n'est apparu avec assez de vigueur pour s'imposer et faire école. Les chefs de file du graffitisme, Jean-Michel Basquiat et Keith Haring, sont tous deux morts en pleine jeunesse. Ni la trans-avant-garde italienne, ni le néo-expressionnisme berlinois n'ont résisté à l'usure. Dans quelle situation esthétique se trouve-t-on désormais ? Dans un désordre de références et de réminiscences, de reprises et de citations. Ainsi de la peinture new-yorkaise actuelle, partagée entre le souvenir du constructivisme russe, celui de néoplasticisme mondrianesque et la nostalgie du minimalisme. Ainsi de la situation française, plus contradictoire encore, où sont en présence les héritiers de Marcel Duchamp, néodadaïstes experts en dérisions de toutes sortes qui se nomment Lavier, Leccia ou Perrin, et ceux de l'histoire picturale moderne, issus du fauvisme et du cubisme – Alberola, Rouan, Cane ou Bioulés, par exemple.

Venise

Dans ce chaos, dont la Biennale de Venise a été le fidèle, trop fidèle reflet, il serait assurément fort aventureux de prétendre reconnaître des tendances ou distinguer des catégories. Du moins peut-on signaler que, parmi les expositions qui ont marqué l'année en France, figure celle de Martial Raysse au Jeu de paume puis au nouveau Carré d'Art de Nîmes, hommage rendu à l'un des fondateurs du Nouveau Réalisme, désormais converti à la peinture d'histoire et d'allégories, de portraits et de natures mortes. Mais, par ces temps de doute, les « grands anciens » restent les plus recherchés. Matisse a triomphé au Centre Georges-Pompidou après avoir suscité un immense succès au Muséum of Modem Art de New York, suscité un flot de publications et des « produits dérivés », du foulard au poster, non moins nombreux. Le surréaliste Joan Miró a été célébré en grande pompe à Barcelone au moyen d'une rétrospective fleuve, avant de l'être à New York par une exposition non moins ample et ambitieuse. Quant aux toiles de Renoir, de Cézanne et de Matisse appartenant à la Fondation Barnes que représentait à l'automne le musée d'Orsay, elles sont devenues l'objet d'un véritable culte, où reproductions photographiques, effets médiatiques et engouement public se conjuguent. Autant d'exemples qui démontrent que l'air du temps est décidément à la prudence et à la tradition.