Entre les diverses, encore que complémentaires, vocations qui l'appellent, Yves s'oriente peu à peu vers la haute couture. Il multiplie les travaux intimes, invente, dessine et colorie des modèles de plus en plus personnels. Il se sent très proche de Coco Chanel, qu'il saluera plus tard, et non sans modestie, comme « sans aucun doute le couturier le plus important du vingtième siècle » ; il admire Schiaparelli et Balenciaga, mais il sait, dès le départ, être lui-même. D'où la stupéfaction admirative de ceux qui connurent ses premiers croquis.

Un concours était organisé par le Secrétariat international de la laine. Délaissant un instant ses bouquins, Yves Saint Laurent, qui n'était pas encore bachelier, envoie son dessin. Il obtient le premier prix. Dans le jury siégeaient Jacques Fath et Christian Dior. La création de Saint Laurent est une robe de cocktail noire, à décolleté asymétrique ; elle sera réalisée par Hubert de Givenchy.

D'un autre, on dirait qu'il participa à ce concours sans trop y croire. De Saint Laurent, il faut bien avouer qu'il y croyait ! « Aussi loin que je remonte dans le passé, dit-il, j'avais l'idée que quelque chose allait m'arriver. » Et aussi : « Dès que j'ai commencé à dessiner, j'ai voulu la gloire. »

Les autres, eux, allaient commencer à savoir. Son croquis couronné à la main, Yves Saint Laurent se rend au siège du magazine Vogue. C'était alors le temple des temples du goût et du chic – ce chic que célébrait Baudelaire tout en haïssant le mot. Vogue faisait triompher une formule périlleuse qui consistait à marier le classicisme à l'avant-garde. C'est-à-dire que sa mise en page d'une distinction exemplaire, ses photographies d'un raffinement luxueux, ses articles, souvent signés de noms prestigieux, mettaient en valeur des audaces théâtrales, lyriques, chorégraphiques et... vestimentaires. C'était l'une des revues préférées de Saint-Laurent.

À Vogue officiait Michel de Brunhoff, arbitre suprême des élégances. Brunhoff reçoit le jeune homme et lui conseille, lui enjoint presque, de... retourner à Oran. Pour y passer son bac. Mais son visiteur n'a pas sitôt tourné le dos que Brunhoff dit son enthousiasme à Edmonde Charles-Roux, alors directrice de la revue. « Michel de Brunhoff fut le premier, écrit-elle, à pressentir ce que Saint Laurent allait être, un authentique artiste, un créateur. »

Yves a regagné Oran, où il passe son bac. Avec succès. Puis il revient à Paris où l'attend Brunhoff mais où, lui, ne s'attend pas au sort qui lui est réservé : son protecteur le fait aussitôt entrer dans une école de coupe, dont Saint Laurent gardera un souvenir terrifié. L'histoire ne dit pas qu'il y fut « martyrisé » par ses camarades, mais l'apprentissage de la coupe et même de la couture proprement dite lui parut une tâche plutôt ingrate. Il y acquerra néanmoins une connaissance intime du travail de la mode, et surtout du monde du travail. Peut-être faut-il voir dans cette épreuve la clé des rapports humains qui s'établiront ensuite entre Saint Laurent et son personnel : une estime mutuelle, un respect de chacun et un dévouement réciproque à la cause commune. C'est que le patron, il l'a prouvé, sait mettre la main à la pâte et en tirer quelque fierté en son for intérieur. Il est valorisant de travailler avec un artiste qui n'ignore rien de l'artisanat.

Saint Laurent quitte son école de coupe pour passer ses vacances à Oran. Il y fêtera ses dix-neuf ans et en rapportera une cinquantaine de croquis. Qu'il présente naturellement à Michel de Brunhoff. Stupéfaction. Le mot est de Brunhoff : « À ma stupéfaction, écrit-il à Edmonde Charles-Roux, sur cinquante dessins qu'il m'apportait, vingt au moins auraient pu être signés Dior. » C'est une métaphore, car, un peu plus avant dans la même lettre, Brunhoff souligne que « le jeune Saint Laurent ne doit rien à personne » et que son talent est à l'abri de toute influence, à plus forte raison de tout plagiat. S'il l'a comparé à Dior, c'est que Christian Dior est alors le plus grand couturier de Paris – « un homme de génie » dira Saint Laurent – et aussi que Brunhoff le connaît personnellement.