Il ne suffit donc pas d'être invité, encore faut-il faire bonne figure. De ce point de vue, il est certain qu'Apostrophes provoque un reclassement entre les écrivains, reclassement qui n'a pas toujours grand-chose à voir avec la qualité littéraire de leur ouvrage. Un auteur jeune, beau, sympathique et disert bénéficiera d'un avantage considérable, surtout s'il n'en fait pas trop, par rapport au vieil écrivain bougon, laid et imbu de lui-même. Fort heureusement, les écrivains les plus légers ne sont pas les seuls à être sympathiques, et un philosophe de haut niveau comme Vladimir Jankélévitch a pu sortir du ghetto des lectures obligées des agrégatifs de philosophie et être enfin lu par le grand public, grâce au coup de baguette magique de l'enchanteur Pivot, qui a montré au public qu'un professeur de philosophie de la Sorbonne pouvait être spontané, simple et gentil.

L'effet « Apostrophes »

Cela n'est pas sans répercussions sur les priorités des éditeurs. Un auteur « apostrophable » sera plus volontiers mis en avant qu'un auteur nul à l'oral et sans présence physique. Autre effet de l'existence d'Apostrophes : l'exploitation faite par les éditeurs et les distributeurs de l'impact d'Apostrophes. Dès qu'un auteur est pressenti par Bernard Pivot, des retirages sont immédiatement commandés, de façon que les vitrines des libraires et les têtes de gondoles des grandes surfaces soient largement approvisionnées. Cette politique n'a d'ailleurs rien de malsain, dans la mesure où elle permet de vendre des livres à des gens qui n'auraient peut-être pas le goût de plonger dans la masse des livres, si Apostrophes ne venait leur fournir des points de repère. Apostrophes n'exerce cependant guère d'effet sur la nature de la production littéraire française, car le choix de Bernard Pivot est largement imprévisible, tout comme les effets de la prestation de l'auteur (l'entraînement des écrivains au magnétoscope entrepris un moment par Jean-Claude Lattes n'a pas donné des résultats très probants). Le passage de deux ou trois auteurs à Apostrophes figure certes au nombre des objectifs de tous les éditeurs, mais cela ne domine pas la politique éditoriale de maisons d'édition qui doivent, chaque année, produire et rentabiliser plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de titres. D'autant plus que certains livres se vendent très bien sans la publicité d'Apostrophes.

Un travail artisanal

Pivot est donc loin d'être un dictateur des lettres. S'il est le plus important prescripteur de la télévision, il n'est pas le seul : d'autres émissions, et même le journal télévisé, font leur part au livre. Et puis, surtout, il y a d'autres prescripteurs : critiques littéraires, libraires... De toute façon, son influence, loin de fausser le marché du livre, aurait plutôt tendance à le rééquilibrer : le libre-arbitre d'un amateur de livres plus qu'éclairé, sans « fil à la patte », représente un pôle supplémentaire dans un secteur où la production et la distribution ont tendance à se concentrer et à s'imprégner de marketing industriel. Face aux grands éditeurs qui disposent de moyens d'influence puissants sur les journalistes, les jurys littéraires et les réseaux de diffusion, Pivot empêche que les petits ne soient écrasés (sans pour autant jeter l'anathème sur les productions valables des grands). Il y a de bonnes chances pour qu'il continue à jouer efficacement ce rôle, car il est protégé de tout dérapage par le caractère artisanal de sa démarche, qui colle remarquablement à la nature de l'écriture et de la lecture, actes individuels par excellence. Travaillant douze à treize heures par jour, Bernard Pivot choisit tout seul sa provende, comme l'écrivain bâtit seul son œuvre. Et, tout au bout de la chaîne, il y a le lecteur, tout aussi solitaire face au livre.

Jean-Claude Lamy