Euromissiles le grand défi

L'installation fin 1983 par les États-Unis, dans plusieurs pays de l'OTAN, des premiers missiles de croisière et fusées Pershing II fait monter d'un cran la tension internationale, alors que le mitraillage du Boeing sud-coréen (1er septembre), l'attentat qui coûte la vie à plus de 200 marines américains à Beyrouth et l'occupation par l'US Navy de l'île de Grenade (octobre) ont déjà considérablement assombri les relations entre les deux supergrands. Destinées à contrebalancer les quelque 250 SS 20 soviétiques braquées sur l'Europe occidentale, les fusées Pershing II — malgré leur portée réduite (1 500 km, contre 5 000 pour les SS 20) — inquiètent Moscou, qui redoute leur vitesse et leur précision (30 m au lieu de 300 m pour les SS 20). De vastes mouvements de protestation sont lancés — en Allemagne fédérale surtout — par les pacifistes, qui craignent les retombées de cette course aux armements nucléaires.

Le 12 décembre 1979, les ministres de la Défense et des Affaires étrangères des quatorze États membres du système militaire intégré de l'OTAN ont approuvé le principe d'une modernisation des armes nucléaires du théâtre européen. Cette question avait été soulevée en 1977 dans le cadre du groupe de planification nucléaire et le discours prononcé le 28 octobre de la même année par le chancelier Schmidt devant l'Institut international d'études stratégiques (IISS) de Londres avait attiré l'attention sur les implications pour la sécurité de l'Europe d'une consécration de la parité stratégique entre les deux Grands. Comme les États-Unis hésiteraient à mettre en œuvre leurs systèmes d'armes intercontinentaux pour riposter à une agression contre leurs alliés européens, il convenait de corriger les asymétries existant au plan des armes nucléaires tactiques et des armements de type classique. Selon le chancelier Schmidt, les vecteurs d'armes nucléaires qui pouvaient atteindre l'Europe occidentale à partir du territoire soviétique devaient être limités dans le cadre des SALT (strategic arms limitation talks), tandis que la réduction mutuelle des forces classiques en Europe centrale faisait déjà l'objet des pourparlers, dits MBFR (mutual and balanced forces reductions), qui se poursuivaient à Vienne depuis octobre 1973.

La double décision

Or, les conversations soviéto-américaines sur la limitation des armements stratégiques dites SALT II (1973-1979) n'ont pas débouché sur un accord satisfaisant et le protocole additionnel au traité ouvert à la signature le 18 juin 1979 visait essentiellement les armes de portée intermédiaire en cours de développement aux États-Unis et n'imposait pratiquement aucune contrainte à l'Union soviétique qui déployait depuis 1976 des fusées du type SS 20 d'une portée de 4 500 km. Ces armes mobiles, créditées d'une grande précision et dotées chacune de trois ogives nucléaires à guidage indépendant, représentaient un saut qualitatif par rapport aux fusées anciennes du type SS 4 et SS 5 et elles furent perçues en Europe occidentale comme une menace pour l'équilibre des forces. C'est pour relever ce défi et restaurer la crédibilité de la stratégie de l'alliance que les pays de l'OTAN ont adopté la double décision du 12 décembre 1979.

Celle-ci prévoit le déploiement de 108 fusées Pershing II d'une portée de 1 700 km et de 464 missiles de croisière d'une portée de 2 500 km sur le territoire de cinq pays européens — Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, RFA et Italie —, si un accord satisfaisant de limitation des armements n'est pas conclu avant la fin de l'année 1983. L'objectif poursuivi n'est pas d'établir une parité entre les armes nucléaires de portée intermédiaire en Europe (ce qu'on est convenu d'appeler l'équilibre eurostratégique) mais d'offrir aux États-Unis la possibilité de contrôler l'ascension aux extrêmes (controlled escalation) par des ripostes sélectives contre les forces du pacte de Varsovie. Simultanément, des ouvertures étaient faites à l'Union soviétique en vue d'un règlement négocié qui permettrait éventuellement de faire l'économie de la modernisation projetée et de réduire le niveau des armements nucléaires stationnés sur le continent européen ou dans les mers adjacentes.

Objections soviétiques

D'emblée, la décision de l'OTAN a suscité des réactions très vives de la part de l'Union soviétique et elle use depuis lors de biais divers pour en empêcher l'application. Alors que les Occidentaux se préoccupent à juste titre de la menace que constituent les SS 20 (près de 350 fusées seraient opérationnelles et 240 environ seraient braquées sur des objectifs situés en Europe occidentale), les Soviétiques font valoir les exigences de la modernisation des SS 4 et des SS 5 face au perfectionnement des systèmes nucléaires avancés des États-Unis (forward based systems, ou FBS) et des forces nucléaires de la France et de la Grande-Bretagne. En outre, ils estiment que la parité stratégique consacrée par les accords SALT II serait mise en question puisque les Pershing II et les missiles de croisière déployés en Europe conféreraient aux États-Unis des atouts supplémentaires dans l'hypothèse d'une confrontation avec l'URSS et leur permettraient de tirer leur épingle du jeu en faisant assumer les principaux risques à leurs alliés. Toutefois, en affirmant que l'emploi d'armes nucléaires contre le sanctuaire soviétique susciterait une riposte qui n'épargnerait pas le territoire des États-Unis, même si les tirs partaient d'Europe, les dirigeants du Kremlin confirment implicitement la thèse soutenue par les tenants de la double décision, à savoir que la présence d'armes nucléaires américaines de portée intermédiaire (intermediate range nuclear forces, ou INF) en Europe renforce le couplage entre la sécurité de ce continent et celle de l'Amérique.