Journal de l'année Édition 1978 1978Éd. 1978

Pour le reste, pour le peloton des écrivains de cet âge et des plus jeunes, les choses ne sont pas encore décantées. Tout ce que l'on pourrait dire peut-être, c'est qu'il est difficile d'avoir confiance en ceux qui se réclament bruyamment de l'avant-garde. C'est encore un trait assez général de la littérature d'aujourd'hui que le manque d'imagination et d'invention des novateurs. Le concept d'avant-garde semble avoir été figé vers la fin des années 20, à l'époque du surréalisme, de James Joyce ; cinquante ans plus tard, l'avant-garde est toujours ce qui leur ressemble et ce qui les imite. En littérature, tout au moins, l'avant-garde contemporaine est en général un art de suiveurs. Mieux vaut donc rappeler, pour finir, ceux qui font que la vie littéraire continue parce qu'ils ont un talent éprouvé.

Parmi les aînés, un petit livre, presque parlé, Coco perdu, a remis en lumière Louis Guilloux, le sage le plus indépendant peut-être de nos lettres. Livre presque parlé, parce que c'est un monologue d'un vieil homme retraité, qui survit un peu à côté de sa vie, mais cela n'a bien entendu rien à voir avec les livres écrits au magnétophone qui sont à la mode, et qui ne sont pas écrits du tout. Du côté des grands aînés encore, Marcel Jouhandeau a publié La mort d'Élise, et il a reçu le Prix des critiques. Livre que l'on attendait, parce que, pour M. Jouhandeau, c'était à la fois la fin de sa femme et la fin d'un personnage de son œuvre avec lequel il n'avait cessé d'entretenir un dialogue plein d'invectives, haine d'habitude greffée sur un ancien amour. Et il a réussi, sans se déjuger et sans être odieux.

Robert Sabatier, dont la plus grande réussite a été les trois volumes consacrés à une enfance presque dickensienne d'aujourd'hui, reste fidèle aux enfants, mais en changeant de parrain anglais en quelque sorte : avec Les enfants de l'été nous passons de Dickens à Lewis Carroll. Le mélange de féerie et de saugrenu à la manière de l'auteur d'Alice est adroitement dosé pour émouvoir et pour faire sourire, et il est aussi acclimaté avec bonheur en terre provençale. Jeanne Champion, un peu à l'écart, construit une œuvre où le réalisme se double aussi de fantastique, mais d'un fantastique noir. Les gisants, c'est le roman et presque l'épopée de Saint-Denis et de sa basilique aux tombeaux royaux. Mais c'est à la fois le Saint-Denis du passé royal et le Saint-Denis du monde ouvrier d'aujourd'hui, un Saint-Denis où les gisants de pierre se relèvent pour rejoindre ceux qui ne veulent pas se coucher encore... Jeanne Champion est une visionnaire, mais cela se dit aussi de ceux qui ont une vue utopique trop généreuse de la société des hommes.

Bons esprits

On pourrait citer encore quelques autres ouvrages : le recueil de souvenirs de petite enfance de Jean Cayrol, Les enfants pillards, qui nous ramène vers la fin de la Première Guerre mondiale, comme pour préfigurer les jeux dangereux qui seront ceux de ces enfants dans la Seconde ; ou L'été meurtrier, de Sébastien Japrisot, cas intéressant d'auteur qui a connu de grands succès dans le domaine du roman policier et du cinéma et qui souhaite aujourd'hui, sans abandonner les qualités d'intrigue de ses livres précédents, faire œuvre d'écrivain et donner une âme à ses personnages, les traquer désormais dans leurs retranchements intérieurs.

Enfin, sans revenir sur le palmarès des prix littéraires, signalons pour finir le roman qui a été distingué le premier au cours de la saison, Tempo, de Camille Bourniquel, qui a reçu à juste titre le Grand Prix du roman de l'Académie française. Il s'agit d'une œuvre de qualité, d'une grande élégance de forme. Au centre, un personnage un peu exceptionnel, un grand champion de jeu d'échecs, autour de lui, un peu partout, mais surtout en Suisse, puis au Caire, la société cosmopolite des grands hôtels de luxe. Petit à petit, ce monde qui pourrait être frivole laisse voir en transparence des personnages plus mystérieux et plus significatifs. On comprend que l'ancien champion est engagé dans une partie contre une puissance terrible qui risque de le faire échec et mat, échec et mort. Le roman ne cesse pas de retenir par sa couleur, son pittoresque immédiat, mais on voit l'homme placé en face de figures presque mythiques, si bien que le récit d'une vie devient, comme dans toutes les œuvres authentiques, le dessin d'une destinée.