Journal de l'année Édition 1977 1977Éd. 1977

Michel Henry
Marx
(Gallimard)
Françoise Lévy
Karl Marx
(Grasset)
En opposition au type de lecture très stricte préconisée il y a une dizaine d'années par Louis Althusser, Marx est depuis peu l'objet de nouvelles approches moins orthodoxes et, à la limite, iconoclastes. Ainsi L'économie libidinale de Jean-François Lyotard. Cette mutation est tout à fait sensible dans deux livres parus presque coup sur coup : ceux de Michel Henry et Françoise Lévy. De valeur inégale certes, très différents l'un de l'autre aussi, ces travaux sont le signe indubitable d'une même défiance vis-à-vis des normes auxquelles on se réfère habituellement.
Le Marx de Michel Henry est un pavé dans la mare. D'abord parce que les deux tomes de ces livres (1er tome : Une philosophie de la réalité ; 2e tome : Une philosophie de l'économie) représentent près de 1 000 pages de lecture serrée et dense. Mais surtout parce que les thèmes développés prennent volontiers l'allure de paradoxes : « Le marxisme est l'ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx. » Les marxistes, en ne privilégiant dans l'œuvre de Marx que la dimension pratique et la méthode d'action politique, ont fini par occulter sa théorie philosophique. Or, pour Michel Henry, qui en l'occurrence ne craint pas de surprendre, si l'on se souvient de phrases célèbres, Marx est avant tout un philosophe. Plus étonnant encore : sa philosophie est tout entière centrée sur la subjectivité ; ses analyses économiques ne prennent leur sens que par rapport au travail de l'individu ; et, quant au matérialisme dialectique, ce concept, s'il est marxiste, n'est pas de Marx. Précisions enfin que la fameuse coupure entre le jeune Marx des Manuscrits de 44 et le Marx du Capital est également récusée par Michel Henry.

Le Marx de Françoise Lévy se veut délibérément provocant : cette biographie porte en effet en sous-titre Histoire d'un bourgeois allemand. Car, pour Françoise Lévy, il s'agit de dépeindre l'homme bourgeois derrière l'auteur et, partant, de refuser cette absolution que l'on accorde à Karl Marx sous prétexte qu'il a écrit Le capital. Marx aurait été un bourgeois de la plus belle espèce, bourré de contradictions et n'hésitant pas à pratiquer de sordides compromis avec sa classe d'origine. Et il y a pire : à l'occasion, Marx savait parfaitement montrer son « mépris et sa haine » vis-à-vis de la « canaille lumpenprolétarienne » ou de certains peuples arriérés. Une dénonciation sans fioritures et qui n'hésite pas à assumer ses excès.

Raymond Aron
Plaidoyer pour l'Europe décadente
(Robert Laffont)
Après une minutieuse étude sur Clausewitz, le père de la stratégie moderne, Raymond Aron, est revenue à sa passion la plus tenace : la polémique. Oh ! certes pas avec un pamphlet à l'emporte-pièce, mais, comme il en a l'habitude, avec un brillant essai aux analyses solidement étayées.
D'emblée, il s'est attaqué à son « morceau favori », si l'on ose dire : le marxisme. Pour constater encore une fois, et à l'heure où nous n'en sommes plus aux révélations de Krouchtchev mais à celles de Soljenitsyne et du Goulag, que le marxisme fascine les intellectuels européens au point de les mystifier : chaque fois qu'une société libérale est en crise, elle essaye de se conforter en recourant à cette « vulgate marxiste » dont la face cachée est « l'idéocratie soviétique ». Pourquoi ce singulier état d'esprit ? Parce que l'Europe occidentale est inconsciente de sa supériorité et qu'elle refuse d'opposer « ses couleurs à la grisaille bureaucratique » ou « sa liberté d'allure à l'enrégimentement ». Cette inconscience de l'Europe est d'autant plus inquiétante qu'elle s'exprime maintenant sur un fond historique de crise : crise économique depuis 1973, ayant cassé net l'expansion et débouchant sur la récession ou la stagflation ; crise politique et culturelle, ébranlant des institutions aussi différentes que l'Église ou l'Université. Pour Raymond Aron, c'est seulement par la volonté de regarder les réalités en face et en délaissant une mortelle propension au catastrophisme que l'Europe pourra espérer convertir cette crise générale en accident passager. Mais si « la civilisation de jouissance » refuse de regarder l'avenir et ne consent pas aux sacrifices nécessaires, on a toutes les raisons de cultiver un profond pessimisme, celui-là même qui perce constamment à travers ce livre.