Motos

La nouvelle divinité du jour

Six heures du soir, rue de Rivoli, sur la Canebière ou les quais du Rhône, les voitures imbriquées, immobiles, fumantes, forment une mosaïque absurde. Leurs moteurs pleins de chevaux-vapeur, leurs dispositifs agencés pour la vitesse agile, se consument sur place.

L'instrument de liberté devient piège. Il suffit de regarder les hommes au volant, derrière leur glace, pour mesurer l'amertume de la déconvenue : les uns se rongent les ongles, d'autres se mettent les doigts dans le nez. Tous ont le regard perdu, vaguement excédé, et prennent à travers la routine de l'embouteillage – même quand elle est tolérée à force de résignation – la mesure symbolique de leurs espoirs dévoyés.

Liberté

Un bruit vivant entame le ronron sourd, endormi, des moteurs au ralenti. Fracas insolent, ou écho feutré d'une puissance efficace. Une moto se faufile dans le magma, stoppe un instant, bascule, trouve une faille et s'en va. Une autre. Encore une. Elles échappent à la paralysie, comme des globules rouges vivaces dans des artères au sang coagulé. Les cavaliers des motos n'ont pas l'œil terne des gens des voitures. Libres, ils sont forts d'un privilège qui les unit et leur font regarder les autos comme des boulets d'esclave. C'est, en même temps et non par hasard, la captivité automobile et la liberté des deux-roues qui a fait resurgir les motos presque oubliées.

La moto s'est taillé depuis quatre ou cinq ans, mais surtout depuis 1972, une part inattendue dans notre confort de douillets nantis ; elle a transformé nos habitudes et nos rêves quotidiens. On l'aime, ou on la refuse. On l'assimile, ou on se borne à la désirer confusément. Mais elle est là !

Les motos étaient quelques centaines, elles sont devenues des centaines de milliers. Dans les rues, sur la route, en plein soleil ou sous la pluie, seules ou en escadrons, elles surgissent le long des machines à rouler et les doublent. On ne peut plus les ignorer. Débarrassée de ses derniers relents marginaux, la motocyclette s'installe dans le siècle. Sa crise d'adolescence se termine. Mais pour entrer dans l'âge adulte, la moto paie le prix. D'où quelques rumeurs... qui ne sont pas toujours de plaisir.

Presque en même temps, deux coups assez rudes frappent en pleine euphorie les motards qui se voulaient dégagés des contraintes matérielles de ce bas monde.

Les primes d'assurances, jusque-là assez modiques, rejoignent brutalement les normes pratiquées en automobile. Certes, les motos sont incapables d'infliger des dégâts spectaculaires aux tiers : mais les vols de deux-roues atteignent des proportions effarantes et, surtout, les assureurs s'aperçoivent que le risque personne transportée leur coûte cher. Deuxième ponction : la TVA à 33 % pour les machines à partir de 250 cm3. Devenue instrument de masse, la moto ne passe plus à travers les mailles du filet. En laissant voir son importance, elle se fait coincer.

Mal-aimés

Les jeunes mordus qui investissent la totalité de leurs ressources, souvent modestes, dans leur engin adoré, ressentent durement le choc. Mais l'essentiel de la rancœur n'est pas d'ordre financier. Multipliés, donc gênants, les motards à part entière – ceux qui trouvent dans leur bolide un véritable genre de vie, bien au-delà du moyen de transport – se découvrent soudain mal aimés.

Le soir du 1er décembre 1972, place Victor-Basch, et même dans le XVIe arrondissement, des bandes de jeunes motards qui manifestent contre la TVA sont dispersées par la police avec une brutalité que le fracas inadmissible de certains échappements trafiqués ne suffit pas à expliquer. Les rassemblements du vendredi, place de la Bastille, sont interdits, et les CRS font la vie dure aux motards qui s'obstinent à respecter la vieille tradition.

Tous ces garçons monomanes, pourtant, sont les meilleurs fils du monde. Il aurait suffi de quelques procès-verbaux énergiques pour assagir les plus forcenés du décibel. De nombreux journaux, a priori peu favorables aux motards, prennent la défense des jeunes centaures systématiquement matraqués. Le conflit se répercute en province, par ondes successives. Non seulement les motards à 100 % se rencontrent et se connaissent, mais surtout, même loin les uns des autres, ils réagissent comme un seul cœur.

Mutation

Ces péripéties, qui mettent en effervescence le monde très structuré des jeunes mordus, n'affectent pas outre mesure toute la population motocycliste moyenne. Désormais, la moto, qui a fait tache d'huile, déborde largement les cercles de passionnés inconditionnels. Ce n'est d'ailleurs pas le moindre des problèmes posés par la grande mutation.