Lettres

Le sentiment du déjà lu

Que cherchons-nous, année après année ? Un écrivain de grand talent, et qui ait l'audience d'un large public – on allait dire « du peuple », en pensant au mot de Pascal : les opinions du peuple sont saines.

Vainement on objectera quelques auteurs du passé restés trop longtemps obscurs. Aujourd'hui, la presse littéraire est pleine pour moitié d'articles sans cesse recommencés sur des écrivains mal connus, des écrivains méconnus et, honneur suprême, des écrivains maudits. Pour l'autre moitié, elle parle d'écrivains surconnus, vedettes tapageuses ou maîtres de chapelles presque désertes. Tout cela en fonction d'une optique journalistique qui commence à avoir fait son temps et qui a usé le sentiment du sensationnel. Le consentement général des mandarins n'a plus aucun poids, la peur de se tromper les ayant amenés depuis longtemps à des erreurs presque continuelles. Et quand nous parlons de presse littéraire, nous parlons presque d'un fantôme, puisque hebdomadaires ou revues disparaissent l'un après l'autre ou poussent des cris de détresse.

Éreintement

Ces publications n'ont presque plus de public, parce qu'elles ont renoncé à tout jugement critique ou autocritique : même quand on y trouve des articles de jugement, leur effet est amoindri par l'éclectisme sans discrimination de l'ensemble. Et puisque ces feuilles sont sans grand public, elles ne représentent pas non plus un support publicitaire intéressant. L'édition est sans doute la dernière branche à avoir effectué sa révolution industrielle, passant, au XXe siècle seulement, de l'artisanat à la grande entreprise et aux grandes concentrations. Elle cherche donc à prendre modèle sur les autres entreprises, à pratiquer le lancement publicitaire, en particulier comme on le fait pour une lessive ou un produit alimentaire.

Le symptôme le plus significatif en est que la plupart des grandes campagnes des éditeurs littéraires ne s'adressent pas à un public cultivé, mais à un public pratiquement illettré, avec des arguments qui font appel à ses curiosités et à ses instincts les plus vulgaires. Quand cela réussit, l'ironie de la situation s'étale dans certains journaux où le tableau des livres qui se sont le mieux vendus dans la semaine est publié juste à côté des articles qui éreintent cette production.

Ce n'est qu'un aspect particulièrement spectaculaire de cette crise de conscience littéraire qui dure depuis plusieurs années. L'écrivain a la plus grande peine à prendre conscience de son temps et de lui-même, et plus de peine encore à transcrire ce que sa conscience a saisi. En insistant sur les difficultés de la communication ou de l'incommunicabilité, on n'a fait que baptiser le problème, sans faire un pas vers sa solution, au contraire. Le sentiment de déception et presque de malaise que l'on éprouve quand on essaie de jeter un regard en arrière sur une année littéraire tient à ces raisons, qui sont psychologiques et sociologiques avant d'être techniques et rhétoriques.

Mi-chemin

Ce que l'on appelle l'avant-garde littéraire sous ses diverses formes n'est l'avant-garde de rien : le gros de l'armée ne suit pas et, au bout de quelques années, cette avant-garde orgueilleuse et stérile meurt de faim et de froid dans ses déserts. Tandis qu'à l'écart la troupe se goinfre de nourritures grossières. Entre les deux, quelques écrivains essaient de continuer à bien faire leur métier, en espérant que la qualité de leurs œuvres ne leur aliénera pas le public, et que leur succès ne leur vaudra pas un mépris trop amer de la part des pontifes et des lévites du désert. À la vérité, tout cela manque de vrai tempérament.

À un certain âge, souvent vers le milieu du chemin de la vie, les écrivains se penchent volontiers sur leur passé : on dirait qu'avant de s'engager plus avant dans le chemin ouvert devant eux, ils ont envie de dire une dernière fois adieu à leur paradis perdu. Or, il se trouve, par la marche naturelle du temps, que les écrivains qui arrivent maintenant à ce stade ont vécu leur enfance ou leur adolescence pendant la guerre ou tout de suite avant. Cela nous vaut une série de verts paradis sous un ciel sanglant, et cela illustre d'une autre manière ce que nous venons de dire sur la distance presque infranchissable entre l'expérience personnelle et l'événement démesuré.