Dans quelle catégorie ranger Hadrien VII, de Peter Luke ? C'est un typique produit de Broadway, le découpage presque cinématographique d'un roman de Frederick Rolfe. Il n'empêche que l'extraordinaire personnalité de cet aventurier fin de siècle, plus connu sous son pseudonyme de Baron Corvo, habite et illumine cette pièce à grosses ficelles, qui confond adroitement l'auteur avec sa créature. Mais pour les Français, dorénavant, Rolfe et son pape imaginaire formeront avec Claude Rich une indissociable trinité. Grâce à Hadrien VII, c'est le tournant décisif d'une carrière de comédien qui se dessine : le voilà sacré par un triomphe que méritaient depuis longtemps son intelligence, sa sensibilité, son naturel comme la transparence déchirante et sarcastique de son jeu. Le théâtre consent de ces rares, trop rares miracles.

À cette classe un peu hybride, on peut adjoindre Ne réveillez pas Madame, bonne pièce qui n'atteint pas la perfection de Cher Antoine ni même le culot grinçant des Poissons rouges, et marque surtout la rencontre d'Anouilh et de François Périer, abonné jusqu'ici à Roussin ou à Marceau, voire à Sartre dans les périodes fastes. Une rencontre faite pour plaire, et qui a plu.

Nouvel administrateur de la Comédie-Française, Pierre Dux a marqué les débuts de son règne salle Richelieu (en attendant d'annexer pour la seconde fois l'Odéon) par des reprises remarquables.

Si un Nicomède éperdument classique n'a guère convaincu, il faut mettre à son actif la remarquable représentation de George Dandin, qu'on doit à la collaboration de Jean-Paul Roussillon, metteur en scène inventif, rigoureux, capable de prendre le contrepied des idées reçues, et de Robert Hirsch, qui aura trouvé là une de ses plus saisissantes créations.

À eux deux, ils ont su mettre en lumière le caractère profondément tragique de ce personnage rangé selon la tradition dans la catégorie des pitres de tréteaux.

Contestés et consacrés

Après la tentative éphémère d'Antonin Artaud, il y a quelque quarante ans, Raymond Rouleau a révélé au public français le superbe poème visionnaire de Strindberg qu'est le Songe. Avec un goût peut-être excessif pour le flou artistique, les compositions picturales léchées qui gênent parfois l'illusion, le metteur en scène a néanmoins réussi là une sorte d'opéra parlé à grand spectacle, servi comme seuls les pensionnaires du Français pouvaient le permettre.

Il faut souligner aussi une initiative heureuse : celle des abonnements du lundi qui offre notre scène officielle aux auteurs nouveaux. Ainsi plus tôt qu'ils ne pouvaient l'espérer, des représentants de l'avant-garde d'hier, comme René de Obaldia, Robert Pinget, Rolland Dubillard, ou même de la vague plus récente, parmi lesquels Jean-Claude Grumberg et Gabriel Cousin, auront connu la consécration qui suit presque inévitablement la contestation... le public, d'abord surpris et quelque peu perdu, s'est fort bien accommodé de cette innovation, avec le sentiment délicieusement illusoire d'être à la pointe du progrès...

Au chapitre des classiques rénovés par des mises en scène audacieuses, il faut ajouter deux remarquables spectacles, qu'on doit à des jeunes comédiens. Avec une partie de la troupe du Grenier de Toulouse, Jean-Pierre Vincent a présenté dans le Sud-Ouest, puis à Paris, au festival du Marais, le Marquis de Montefosco, de Goldoni. Sans exagérément bousculer la tradition ni tuer le comique de la comédie, il a réussi à rendre naturellement sensible la critique sociale que contient cette satire de la vie provinciale italienne au XVIIIe siècle. On peut donc attendre de J.-P. Vincent des créations importantes, comparables à celles de Patrice Chéreau, dont il fut le disciple.

Beaucoup plus spontané, faisant confiance à son tempérament plutôt qu'aux théories ou aux analyses savantes, Denis Llorca n'a pas craint de s'attaquer sauvagement à Claudel. Son Tête d'or, violent, lyrique, barbare, avait la sensuelle beauté du diable ; ce fut la rencontre saisissante d'un auteur de vingt ans avec un acteur de son âge. Et si l'on peut déjà considérer Jean Genet comme un classique (pourquoi pas ?) on devra se rappeler l'étonnante transposition des Bonnes telle que l'a conçue Jean-Marie Patte, autre jeune animateur de grand talent, dans sa mini-salle du Jardin, à la Cité universitaire. Des Bonnes en bourgeron et godillots, le crâne rasé, en un mot des bagnards, dont l'extraordinaire apparence éclairait la pièce et montrait à l'évidence sa parenté avec Notre-Dame des fleurs et le Miracle de la rose.

« Prodiges »

Jean Vauthier comptera-t-il, lui aussi, parmi les auteurs assurés de survivre ? Certains peuvent encore en douter, réprouvant son goût passionné du langage, mais il reste incontestable que la création des Prodiges fut une soirée d'exception. Malgré le désordre de la pensée, il était difficile de ne pas se laisser gagner par ce flot de lyrisme, cette scène de ménage aux dimensions claudéliennes, animée d'un souffle assez unique. Domptés par Claude Régy, deux fauves s'y affrontaient. Si Georges Wilson a donné parfois l'impression de n'être pas tout à fait le personnage combattant qu'il aurait fallu, Judith Magre, superbe et soyeuse tigresse feulant sa fureur, a trouvé là une consécration comme on en rêve. De quoi oublier, au petit TNP, les déboires du grand. C'est également Claude Régy, au Récamier, dans une mise en scène minutieusement expressionniste, un rien précieuse mais très belle, qui nous a révélé l'auteur polonais Witkiewicz, avec la Mère. Ce précurseur de Gombrowicz et de Mrozeck avait déjà commencé pour son compte l'entreprise de démolition méthodique et farceuse qu'ils ont poursuivie, et on peut le considérer à raison comme un des pères (méconnus) du théâtre contemporain. Aux côtés de Michel Lonsdale, toujours étonnant de tension et de présence, Madeleine Renaud a montré qu'il n'est rien d'impossible à une grande comédienne, dont les facultés de renouvellement ont de quoi stupéfier les spectateurs les plus blasés.