Ces scènes de bar, de maison close, d'hôpital, grandeur nature, sont des histoires vraies : le Roxy's de Las Vegas à jamais pétrifié par le cataclysme de la mémoire en juin 1943, les décevantes amours d'adolescents sur le Siège arrière d'une Dodge 38, l'Hôpital d'État où deux vieillards attachés sur des lits de fer dressent en guise de tête deux bols-aquariums éclairés où nagent des poissons noirs, et cette Attente symbolique, portrait d'une très vieille femme, aux portes de la mort, mains de squelette accrochées à des souvenirs enfermés dans des bocaux de verre.

« Je suis un tireur d'élite, à deux cents mètres je fais mouche », disait Kienholz, la veille de son exposition, à Gilbert Brownstone, qui en dégage la portée universelle : « Il frappe au cœur même de l'hypocrisie générale de toute nation et de toute société. » Ces reliefs colorés, ces montages minutieux sont très profondément des destructions, des démontages du réel. Peintures foisonnantes, sculptures tentaculaires récusent à la fois l'art ancestral et le monde d'aujourd'hui.

Le dernier romantique

Les Migofs de Bernard Schultze (CNAC, févr. 1971) se veulent « une métaphore de la décomposition en plein épanouissement ». Sur un bâti de treillage prolifèrent des bouts de bois ou de paille, des chiffons, des racines, dessinant des bombements, des crevasses, des déchirures à travers lesquels les rouges sang, les violets clairs, les jaunes acides soulignent le frémissement d'un nouvel organisme, hybride et grotesque, plante grimpante ou monstre aquatique. Migof avec perruque et corde, Mannequin à une main, Migof extasié forment « des objets destinés à explorer l'espace environnant ».

L'un des premiers expressionnistes abstraits de l'Allemagne d'après guerre, mais au vrai le dernier des romantiques allemands, Schultze dresse face à la nature un bestiaire et une flore issus des forêts de Grünewald et de la faune sous-marine, « représentant des choses tournées vers leur mort, dans le faste éclatant des couleurs de la destruction ».

L'éphémère, le refus du temps seraient ainsi les traits fondamentaux de l'art contemporain, de cette « nouvelle approche perspective du réel » que Pierre Restany décèle dans la « singularité collective » du Nouveau Réalisme (Mathias-Fels, déc. 1970), qui fêtait son dixième anniversaire à Paris et à Milan. Si le fantastique mécanique de Tinguely (CNAC, mai-juill. 1971) prend le détour de la parodie de la machine pour faire la critique du comportement humain, les manifestations de la piazza Duomo, des statues empaquetées par Christo aux projections lumineuses de Martial Raysse, aux mini-accumulations d'Arman et aux expansions improvisées de César, témoignent surtout que l'appropriation du réel se confond avec sa négation. L'art retrouve ici une fonction d'envoûtement. Du banquet funèbre de Spoerri au festin cannibale d'Ipousteguy (Claude Bernard, févr. 1971), il mime sa propre destruction, espérant provoquer celle du monde.

Instable et non récupérable, l'art actuel offre ainsi le double caractère d'être continûment expérimental et d'exiger la participation active d'un public non initié. Dans un monde dont il dénonce l'oppression, l'art s'affirme comme une agression. « Cette agressivité, écrit R. Wedever à propos de l'Op'art, empêche le spectateur d'accomplir le passage de la vision pure à l'interprétation intellectuelle de la chose vue. » Par là, Morellet (CNAC. 23 mars-26 avril 1971) espère rendre à l'art son rôle social. L'artiste n'a plus à se poser en génie romantique, mais en « meneur de jeu » qui démonte les mécanismes, explique les règles.

Son œuvre, héritière des entrelacs de Grenade, de l'art concret de van Doesburg et des recherches de Mondrian, obéit, de l'aveu même de son auteur, « non seulement à des règles de jeu précises, mais n'a été que des exemples de l'application de ces règles ». De Violet-bleu-vert-jaune-orangé-rouge (1953) à Tirets de néon horizontaux et verticaux (1970), en passant par Cinq doubles trames 0° — 15° — 30° — 60° — 75° (1958) et Répartition aléatoire de 40 000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d'un annuaire de téléphone (1961), la méthode se veut plus dépouillée et plus rigoureuse : « Ces lignes parallèles ou perpendiculaires qui alternent et, en alternant, se croisent ont pour effet de troubler la vision, et constituent une agression optique à la faveur de laquelle la chose vue n'est plus qu'un moyen servant à déclencher une réflexion sur la vision en tant que telle. »