Jean-Louis Curtis est un romancier et un moraliste. C'est un miroir sur la route qui réfléchit en renvoyant les images, c'est un spectateur au sens classique anglais. À bien y regarder, ses romans de facture toute traditionnelle n'ignorent ni les règles ni les tabous du roman d'aujourd'hui, et si l'ironie et le bon sens le protègent efficacement, on voit qu'il est parfaitement au courant des modes intellectuelles, musicales, cinématographiques, langagières de nos jeunes contemporains. La réunion de ces qualités lui vaut désormais un stable et sympathique succès de critique et de public.

Le Roseau pensant, son dernier roman, est un riche inventaire. Un homme, un brave homme s'aperçoit soudain, parce que la mort a frappé subitement son meilleur ami, qu'il peut être frappé aussi. Et il fait le tour des sentiments, des idées, de la famille et des enfants, des courants politiques, des mouvements qui essaient de redonner une jeunesse à la religion et une religion à la jeunesse. Tout cela dans un mouvement de grande comédie classique : Molière aussi était un spectateur. Ce livre vient après plus de quinze autres, romans, essais, pastiches, journal. L'ensemble donne une bonne idée de ce que peut être aujourd'hui une œuvre construite et ouverte à la fois.

Simplicité

Il n'y a pas loin dans l'espace de la région d'Orthez, qui est celle de J.-L. Curtis, à la région de Pau de Roger Grenier, l'auteur du Palais d'hiver, qui nous a donné un court roman, Avant une guerre. Étonnante chronique en raccourci d'un milieu modeste, un peu bohème, un peu en marge, très romantique aussi avec ses grandes amours adolescentes, monde dominé déjà par l'approche d'une guerre qu'il sait, on le lui répète, inéluctable. La vie semble saisie ici telle qu'elle est, toute nue, toute crue, et on sait qu'il faut beaucoup d'art pour donner cette impression-là.

Jean Cayrol a écrit un roman très simple aussi avec N'oubliez pas que nous nous aimons, si simple que la critique pédante a parlé de roman-feuilleton pour la presse du cœur et a accusé l'auteur de trahir la cause de la littérature savante, à laquelle il avait donné quelques gages. C'est méconnaître, sans doute, ce qu'il y a toujours de directement poétique dans ce qu'écrit Cayrol et la liberté qu'il garde de laisser parler cette poésie.

Nous passons cette fois de Pau à Biarritz, nous rencontrons un homme à femmes qui n'a pas appris à vivre au cours de sa carrière de don Juan et qui est maintenant pris au dépourvu quand il découvre les amours de sa fille (qu'il a eue presque par hasard) avec un jeune homme de la nouvelle génération. Conflit de générations aiguisé à la suite de la prise de conscience de mai 68 ? Si l'on veut. Mais l'important, c'est peut-être qu'en face des difficultés, des obstacles, la jeune fille n'a qu'à répéter la phrase qui sert de titre et de leitmotiv : « N'oubliez pas que nous nous aimons... »

Après mai

Roman d'après mai 68 aussi, et qui n'est pas sans rapports avec le feuilleton ou le cinéma, la Perte et le fracas, de Maurice Clavel. On est un peu submergé par l'abondance des péripéties qui opposent au cours de l'été après mai, sur une plage de la Côte d'Azur, une bande de contestataires en fuite et une société d'adultes pourris par les excès de la consommation. L'écriture est peut-être un peu moins soignée que dans d'autres livres de Clavel, mais le récit est vif, entraînant, le livre peut faire comprendre quelque chose à l'ébranlement de la société et de certains esprits.

C'est à peu près dans la classe d'âge où nous sommes ici que l'on pourrait faire entrer les lauréats des prix littéraires de l'automne 70, Michel Déon et ses Poneys sauvages, Jean Freustié et son Isabelle, très honnêtes travaux qui ne dureront peut-être pas plus qu'un déjeuner de soleil de décembre. François Nourissier vaut mieux que cela, et il vaut mieux aussi que la Crève, le roman qui lui a valu le prix Femina. Le Roi des aulnes, de Michel Tournier, prix Goncourt, est un roman beaucoup plus subtil, amusant, inquiétant par sa donnée, mais dont, à distance, on se demande s'il ne reste pas dans la mémoire comme le souvenir d'une prouesse et rien de plus. Pour dîner avec le diable, l'auteur a peut-être pris une trop longue fourchette. Camille Bourniquel reçoit le Médicis pour Sélimante ou la Chambre impériale.

L'élection de Bernard Clavel (5 voix contre 3 à Félicien Marceau et 1 à Jean Cassou) provoque une révolution de palais à l'académie Goncourt. Philippe Hériat, Raymond Queneau et Armand Salacrou démissionnent, reprochant à leurs collègues d'avoir rompu leurs engagements ; les huit Goncourt se seraient mis d'accord, deux mois auparavant, pour donner leurs voix à Félicien Marceau.

Lauréats d'hier

Du lot honorable des anciens lauréats des prix qui poursuivent sagement la carrière des lettres et des honneurs (Jacques Borel, Robert Merle, Marc Blancpain, Luc Estang...), je voudrais détacher Antoine Blondin pour son Monsieur Jadis, livre de souvenirs plus que roman, et de souvenirs de soûlographies assez médiocres : mais tout est transposé par la grâce d'une langue qui semble obéir immédiatement aux mouvements d'une sensibilité exquise et d'un cœur d'une attentive noblesse. Rarement le souvenir a été un magicien aussi heureux, démontrant que ce qui semblait ne pas valoir la peine d'être vécu, il fallait le vivre quand même pour nourrir cette alchimie du talent.