Lettres

Le roman

La littérature respire mal, disait déjà Julien Gracq il y a plusieurs années, et cela continue. Ni l'inflation publicitaire ni le culte de la jeunesse ne peuvent tromper longtemps sur la vraie nouveauté, ou sur la véritable absence de nouveauté. La littérature aspire mal, pourrait-on dire en complétant la réflexion de Gracq, elle ne sait si elle doit aspirer à une révolution culturelle qui ne serait sans doute dans sa première phase qu'une dégradation culturelle, ou à un nouvel humanisme dont ni la philosophie, ni la science, ni les souvent bâtardes sciences humaines ne peuvent indiquer l'orientation. Même quand elle se borne à chercher dans la rhétorique ou la linguistique les principes d'un renouvellement purement formel, la littérature n'y trouve prétexte qu'à des œuvres savantes qui l'éloignent encore du lecteur vivant.

Nouveaux inconnus

L'existentialisme est pour l'instant la dernière grande philosophie a avoir labouré les champs du roman et du théâtre. Le marxisme y parvient mal chez nous, une philosophie de la nature plus ou moins rousseauiste a peut-être sa chance. En attendant, le paysage littéraire change peu et lentement. Les prix littéraires ou de vieux mandarins accordant quelques boutons à de futurs vieux mandarins sont des événements qui souvent intéressent plus la librairie que la littérature, et les remous ou les petits scandales auxquels ils donnent lieu ne correspondent qu'à des maladresses ou à des erreurs tactiques.

À l'autre bout, le pullulement des jeunes auteurs sans public n'aboutit qu'à créer une nouvelle catégorie d'inconnus et d'obscurs, les obscurs en pleine lumière. Il faut pourtant continuer, l'espérance au cœur malgré ces doutes et ce pessimisme, et essayer de décrire l'état actuel du paysage littéraire.

Grandes carrières

Cette année, la continuité semble d'autant plus compromise que nous avons à adresser un dernier adieu à quelques grands disparus, à François Mauriac, à Jean Giono, à Pierre Mac Orlan, à André Billy, à Jean Grenier... Année après année, quelques cimes de notre paysage s'estompent ainsi, et nous avons à dessiner l'aspect général de notre littérature en tenant compte de la poussée des générations suivantes. Parfois, pendant quelque temps, des signes nous parviennent encore, une œuvre posthume, des lettres, des souvenirs comme ces Mémoires d'André Maurois, gros livre émouvant parce qu'il rend amicale la présence de l'écrivain et de l'honnête homme à ceux qui l'ont connu et aux autres.

Mais tournons-nous vers les vivants, Dieu merci, vers Maurice Genevoix, Grand Prix national des Lettres pour son quatre-vingtième anniversaire, et qui continue justement, dans ses Bestiaires, à dire combien il aime les formes diverses de la vie et les grandes et simples leçons d'humanité qu'il tire de l'amitié des animaux. Ne quittons pas l'Académie sans dire que Montherlant a publié un nouveau roman avec une longue étude-préface de Jean Delay, et qu'André Chamson a évoqué dans la Tour de Constance une des pages les plus horribles et les plus saintement héroïques de l'histoire du protestantisme français. Il n'est que juste de dire aussi que Marcel Brion poursuit une brillante seconde carrière de romancier, comme s'il avait réussi à enter une inspiration toute personnelle sur le vieil arbre du romantisme allemand.

Dégagé d'autres tâches, André Malraux semble vouloir revenir au travail littéraire. Depuis les Antimémoires, il a publié le Triangle noir, recueil de trois textes sur trois figures qui l'ont influencé, les Chênes qu'on abat... et enfin Oraisons funèbres. Ce ne sont pas de grandes œuvres, mais elles suffisent sans doute à maintenir une haute présence de l'auteur. Les oraisons funèbres sont des discours de circonstance pour Braque, pour Le Corbusier, pour quelques autres. Le plus beau est peut-être un hymne à la vie perpétuelle du génie grec.

Un grand portrait

Les chênes qu'on abat... est une grande conversation posée et méditée avec le général de Gaulle à la retraite : pas un reportage, mais un morceau de bravoure à la Chateaubriand, un grand portrait de grand peintre qui éclaire sans doute un peu la résonance qu'il y avait entre les deux hommes. Le général de Gaulle (qu'on apprendra à mieux connaître aussi en lisant un journal d'écrivain, celui de Claude Mauriac) était un homme de gouvernement, André Malraux est un homme de gouvernail, le cap toujours mis sur ce qui, du passé le plus lointain au prochain avenir, va dans le sens de la grandeur de l'homme, et c'est de cela qu'il faut se garder de se moquer dans notre siècle souvent petit par fanfaronnade d'incrédulité.