Journal de l'année Édition 1970 1970Éd. 1970

Dès lors, Ho Chi Minh voue sa vie à cette tâche. Il sera plus ou moins mêlé à tous les grands événements, à toutes les mutations de l'Asie entre les deux guerres. Le voici à Moscou, puis en Chine, d'où il organise les premières grandes manifestations contre la colonisation de l'Indochine, à Hongkong, et de nouveau à Moscou et encore en Chine. Ses démêlés avec les polices française, britannique et chinoise ne se comptent plus, mais, au début de la Seconde Guerre mondiale, la première partie de son œuvre est achevée : le Viêtminh (front pour l'indépendance du Viêt-nam) est pratiquement créé.

1945 : la défaite du Japon (qui avait occupé l'Indochine) sera la chance d'Ho Chi Minh. Le 2 septembre, il proclame l'indépendance et la République. Mais la France récuse ce gouvernement issu du mouvement nationaliste, et bien que le proscrit d'hier soit devenu l'interlocuteur valable, reçu comme un hôte officiel, comblé d'honneurs, la négociation entre les deux parties échoue. C'est la guerre. La guérilla d'abord, les harcèlements, les embuscades, puis les attaques plus concertées, jusqu'à Dien Bien Phu. La conférence de Genève, en 1954, consacre l'indépendance du Viêt-nam du Nord, qui s'érige en République populaire. Mais le pays est divisé. Au sud, les Américains ont pris la place des Français et Ho Chi Minh lance une nouvelle fois son peuple dans la bataille. Le communisme austère, presque monacal des Nord-Vietnamiens, c'est l'oncle Ho qui en fut à la fois l'artisan et le théoricien. Dans la querelle entre Moscou et Pékin, il s'est gardé de choisir par souci politique, mais aussi parce que, pour lui, ce différend est la négation de sa vie : « Je souffre des dissensions entre les pays frères », écrit-il dans son testament.

Sa disparition n'a pas, pour l'instant, changé quoi que ce soit à la politique nord-vietnamienne. Il a été remplacé à la tête de l'État par Ton Duc Thang. Il semble, toutefois, qu'on s'oriente vers une direction collégiale. Mais, au moins tant que la guerre durera, l'ombre d'Oncle Ho planera sur le Viêt-nam du Nord.

Moscou et Pékin

Le coup d'État qui a renversé Sihanouk et l'intervention américano-sud-vietnamienne qui a suivi ont enfin modifié le contexte de la guerre. Ils auraient pu combler le fossé qui sépare les Soviétiques des Chinois. C'est le contraire qui s'est produit. Et les quatre mouvements de la gauche indochinoise, qui, politiquement, se tenaient à égale distance de Moscou et de Pékin, ont finalement basculé du côté de la Chine populaire.

Quand Sihanouk est destitué, il est encore à Moscou, mais il part pour Pékin. Il y restera. Il avait d'abord envisagé de résider successivement dans les deux capitales, mais il doit très rapidement y renoncer. Moscou hésite à le reconnaître comme le seul chef d'État légitime du Cambodge ; Pékin, au contraire, rompt avec les nouvelles autorités de Phnom Penh, accueille le prince déchu à bras ouverts, l'installe dans un palais, lui ouvre un crédit.

Pékin, en bref, brise à son bénéfice l'équilibre savamment maintenu par la gauche indochinoise entre les deux géants du communisme. Les Chinois, qui avaient renoué à Varsovie les contacts avec les Américains, y renoncent avec éclat. C'est sous leur égide que se tient, quelques jours avant l'intervention au Cambodge, la conférence au sommet des quatre leaders des mouvements révolutionnaires du Cambodge, du Laos et des deux Viêt-nam, qui accepte sans réserve les thèses de Pékin sur la guerre révolutionnaire et appuie ses revendications essentielles.

Enfin, le 20 mai, pour la première fois depuis trois ans, Mao Tsé-toung fait une déclaration publique largement diffusée. Dans un appel aux peuples du monde entier, Mao dénonce l'extension de la guerre et les invite à s'unir contre les agresseurs américains. Les Chinois ne semblent pas — pour l'instant tout au moins — prêts à s'engager physiquement aux côtés de leurs alliés indochinois. Un diplomate asiatique résumait la situation en disant : « Les Chinois se battront jusqu'au dernier Vietcong, mais pas jusqu'au dernier Chinois. » Il demeure malgré tout que cet appui politique donné immédiatement et sans réserve à Sihanouk a eu auprès des peuples d'Asie un effet considérable, qui tranchait étonnamment avec l'attitude adoptée par Moscou.

Prudence des Soviétiques

Les Soviétiques, en effet, se sont cantonnés dans une prudence de serpent. Le renversement de Sihanouk et encore plus l'intervention américaine au Cambodge les ont surpris et ils n'ont pas voulu prendre le risque d'un engagement politique qui les aurait coupés des Américains. Ces événements ont eu lieu au moment des négociations sur la limitation des armements nucléaires à Vienne, au moment aussi où la question du Moyen-Orient faisait l'objet de discussions serrées entre Moscou et Washington. Tout s'est donc passé comme si les Soviétiques avaient voulu minimiser l'intervention américaine ou tout au moins la considérer comme une affaire locale. Mao n'a fait aucune allusion à l'URSS dans sa déclaration solennelle du 20 mai ; c'était dire que, dans l'affaire indochinoise, Moscou était hors jeu.

Les dirigeants soviétiques ont-ils mesuré qu'ils avaient commis peut-être une erreur ? Toujours est-il qu'à partir de la mi-juin leur attitude réticente à l'égard de Sihanouk commence à changer. Le 21 juin, la Pravda donne son titre au prince Sihanouk, pour la première fois depuis sa destitution : chef de l'État. Quelques jours plus tard, l'ambassadeur du Cambodge à Moscou, Chea San (resté fidèle au prince), est reconnu avec les honneurs dus à son rang (ce qui n'était pas le cas jusqu'alors).

Même si cette évolution devait se poursuivre, la différence de comportement entre Moscou et Pékin aux heures critiques de la guerre indochinoise demeurera.