Arts

Bouleversements de l'œuvre et de son environnement

Prenant ses fonctions de directeur de la Kunsthalle de Hambourg, en novembre dernier, et réfléchissant sur son expérience muséographique, Werner Hofman rappelait ce mot de Marx : « À notre époque, toute chose est grosse de son opposé. » Peut-être est-ce là la raison de l'apparente incohérence de la vie artistique actuelle, qui mêle inextricablement la célébration à la contestation. Tandis que Rembrandt, Klee, Matisse, Chagall déploient sur les cimaises officielles la théorie de leurs œuvres classées et classiques, protégées comme un patrimoine et présentées liturgiquement à un public converti, se manifeste un art sauvage, pauvre mais multiple, brut mais vivace, qui met en cause les rapports de l'artiste et du public à l'égard de la création. Présentant à Brest ses sculptures en plâtre et ses reliefs en cuivre, Marc Boussac déclare : « Il faut abattre le mandarinat des Rembrandt et Cie... Dénonçons la cinquième colonne des temples grecs. Halte à l'invasion des Romains. À bas la dictature des sarcophages. Stoppons le péril jaune des vases Ming et des morceaux de pagodes. Détruisons-les. Détruisons toutes les œuvres d'art du passé... » Dénonçant la société qui sacralise l'objet tout en le consommant, l'artiste refuse ainsi l'immortalité de et par l'œuvre.

N'y a-t-il pas un paradoxe dans cette attitude qui condamne la société de consommation au moyen d'une œuvre consommable ? Il s'agit bien plutôt d'une consumation de la notion d'œuvre, d'une remise en cause de l'espace et du mouvement dans lesquels sont appréhendées formes et couleurs affectées d'un exposant poétique. La Joconde, Guernica, la Vénus de Milo sont devenus des idoles, des « monstres culturels ». Alors qu'une vierge médiévale, débarrassée à la fois de son bariolage polychrome et de sa mission de prière, nous apparaît, dans l'équilibre de ses formes, comme le lieu privilégié d'une harmonie spatiale sans référence à l'angoisse de la mort ou au désir de l'éternité, peintures et sculptures contemporaines conservées comme des reliques dans des musées feutrés s'offrent à la contemplation rituelle de centaines de milliers de fidèles, défilant en colonnes grouillantes et insensibles.

Le tableau n'est plus vu, il est parlé, claironné par un cuistre ou susurré par l'audioguide. À la concentration silencieuse et solitaire du regard a succédé une pantomime musculaire et collective. L'art s'est démocratisé, c'est-à-dire que tout le monde suit les recommandations de la duchesse de Guermantes à propos des Franz Hals de Haarlem : « Quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut d'une impériale de tramway sans s'arrêter, s'ils étaient exposés dehors, devrait ouvrir les yeux tout grands. » Aussi comprend-on la réaction des artistes contemporains : le refus de l'art et de la culture et la recherche de la vie sous ses aspects les plus immédiats et les plus quotidiens. Mais la pratique d'un art conçu comme l'émergence fugitive de l'événement sans cesse renouvelé montre, comme le dit Kaprow, qu'il n'y a pas plus d'art tranquille que de vie tranquille. On peut cependant reconnaître dans le foisonnement des manifestations de l'année écoulée trois attitudes fondamentales.

L'acceptation de la présence « incongrue, mais irréfutable » de l'objet caractérise le pop'art, illustré par les tableaux-affiches de Rosenquist, les boîtes de soupe de Warhol, les bandes dessinées de Lichtenstein, les collages de Richard Hamilton, les scènes de plage de David Hockney, les tartines et les tubes de dentifrice d'Oldenburg : « Mon ice-cream est une illusion d'ice-cream. Je ne veux pas imiter, mais créer une situation lyrique. Mon travail est l'objectivation de mes relations avec le monde [...]. Les murs couverts de réclames, ce sont nos fleurs à nous ». Distanciation tragique ou parodie désinvolte, cette saisie ethnographique de l'objet manufacturé débouche aujourd'hui sur l'esthétisme, les riches collections privées et les musées nationaux.

Plus rigoureuse est l'ascèse que se proposent l'art pauvre et l'art conceptuel. Mais alors que l'un, exprimant une pensée symbolique à travers « des objets qui définissent des situations », exalte une nature élémentaire où la terre, les pierres, les végétaux opposent à l'espace urbain et industriel un domaine panique ou dionysiaque, l'autre se borne à indiquer des directions, des projets : « Pensez une œuvre, écrit Marchetti, mais ne l'écrivez ni ne l'exécutez jamais. » Dieu, pour Joyce, se réduisait à un cri dans la rue, l'art pour Alain Kirili n'est qu'un papier froissé, abandonné dans une rue de Leverkusen et dont la présence est signalée par télégramme à quelques personnes privilégiées. C'est là une tentative désespérée pour échapper à la récupération, car la dernière Biennale de Paris a révélé l'étonnant pouvoir de sacralisation enclos dans les murs du musée : bassines pleines d'eau, caisses de carton, chaises, morceaux de tissus, échafaudages provoquaient non la réflexion, mais le respect des visiteurs.