Le mardi 24, M. Couve de Murville présente un programme d'austérité devant l'Assemblée nationale pour « assurer la protection de la monnaie, rétablir l'équilibre et poursuivre sans désemparer la croissance de l'économie ». Le contrôle des changes est rétabli ; le déficit budgétaire pour 1969 est ramené de 11,5 à 6,3 milliards, grâce à 2,8 milliards d'économies et à 2,5 milliards d'impôts supplémentaires ; la TVA est majorée sur de nombreux produits (automobiles, téléviseurs, etc.) ; en contrepartie, les entreprises bénéficient de la suppression totale de l'impôt sur les salaires ; mais les restrictions de crédit sont aggravées.

Le gouvernement passe ainsi de la politique de la « fuite en avant » décidée en juillet 1968, à une politique d'austérité modérée. Il ne s'agit pas seulement de sauver la monnaie, mais aussi de préparer le « rendez-vous social » promis aux syndicats, dans les accords de Grenelle, pour le printemps 1969. M. Couve de Murville entend lâcher le moins possible sur les salaires en 1969.

Le malentendu de Tilsitt

Dès la fin février 1969, il fait connaître que les salaires dans le secteur nationalisé ne seront augmentés que de 2 % au printemps et 2 % à l'automne. Au rendez-vous de Tilsitt, avec les syndicats, le 4 mars, il ne paraît pas lui-même, pour bien montrer que ce n'est pas le prolongement de Grenelle. Ministres, patrons et syndicalistes se séparent sur un désaccord : les uns étaient venus pour dresser un simple constat de ce qui s'était passé depuis Grenelle ; les autres étaient venus pour négocier.

En fait, le constat montre que les salariés n'ont pas perdu les gains de Grenelle. De juillet à décembre 1968, les prix n'ont augmenté que de 3 % ; la hausse du coût de la vie, entre le début et la fin de l'année 1968, a été de 5,3 %, tandis que celle des salaires était de 12,5 %, soit une amélioration du pouvoir d'achat d'environ 7 % en douze mois. En 1936, la situation n'avait pas évolué aussi favorablement, puisque, après une hausse des salaires de 12 % en juin 1936, les prix avaient augmenté de 11 % entre septembre 1936 et janvier 1937 (avec une dévaluation entre-temps).

Cela n'empêche pas les syndicats de manifester leur mécontentement. Ils déclenchent une grève nationale le 11 mars. Mais l'agitation sociale s'arrête là, car la France entre alors dans une période électorale qui se prolongera jusqu'à la fin juin. Le résultat négatif du référendum du 27 avril entraîne le départ du général de Gaulle sans provoquer de secousse sociale. La Bourse salue même joyeusement le départ de l'homme qui avait dit : « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille. »

L'euphorie

La France ne se sent pas, cette année, l'âme révolutionnaire ; le 15 juin, elle choisit son président entre deux visages rassurants et deux politiques modérées, Poher ou Pompidou. Les communistes s'abstiennent ; mais la CGT ne songe pas à couper l'électricité ni à arrêter les chemins de fer.

Seulement, à la faveur de cette longue parenthèse politique, l'économie en a pris à son aise avec le programme d'austérité de M. Couve de Murville. Les restrictions de crédit ne sont pas respectées par les banques pour ne pas déplaire à leurs clients. Les prix, assez bien tenus jusqu'à la fin de l'hiver, vagabondent dès les premières fleurs du printemps ; durant trois mois consécutifs, en mars, avril et mai, le coût de la vie augmente de 0,5 %. Les employeurs, soucieux d'éviter les grèves alors qu'ils manquent de main-d'œuvre pour honorer des carnets de commandes pleins à craquer, consentent à des hausses de salaires un peu plus importantes que les 4 % de M. Couve de Murville.

Une nouvelle spéculation sur le mark en mai, le départ de de Gaulle interprété comme une digue enlevée à la dévaluation, et c'est à nouveau la fuite devant la monnaie. Les particuliers vident leurs livrets de caisse d'épargne (en mars, fait rarissime, il y a plus de retraits que de dépôts) et remplissent les magasins. Les entreprises achètent des machines neuves. Les capitalistes placent leur argent dans la pierre, l'or, le mark ou les actions. De décembre à mai, les cours de la Bourse ont progressé de plus de 30 % !