Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

négritude (suite)

« La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Telle est la définition que Césaire donnera de la négritude, vingt ans plus tard (dans la thèse de L. Kesteloot, en 1961, les Écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature), lorsque le mot négritude, de mot catalyse sera devenu maître mot, mot slogan de la seconde génération d’écrivains noirs francophones.

La Seconde Guerre mondiale, les mouvements d’émancipation dans les colonies asiatiques et africaines, les prises de position de certains intellectuels comme A. Gide, E. Mounier, J.-P. Sartre, G. Balandier, Charles André Julien, Théodore Monod, J. Suret-Canale et la propre logique interne du processus déclenché au sein du groupe de l’Étudiant noir vont susciter trois initiatives qui donneront au mouvement de la négritude une envergure internationale. La première en date est, en 1941, la fondation de la revue Tropiques à la Martinique, par Césaire et ses amis, qui diffuseront ainsi leurs idées aux Antilles, en Haïti, à Cuba, au Brésil et au Venezuela. La deuxième est la publication en 1948 de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française par Senghor. Coiffée d’une magnifique préface de Sartre, elle proposait, sous la plume de ce dernier, le premier essai de définition de la négritude, et en même temps sans doute les premières sources de malentendus sur ce terme (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, 1952 ; S. Adotévi, Négritude et négrologues, 1972 ; J. P. N’Diaye, Enquête sur les étudiants noirs en France, 1962), l’« être-dans-le-monde-du-noir », etc. Cette anthologie rassemblait les poèmes illustrant les diverses phases de la « Passion nègre », et la préface de Sartre en dégageait les implications philosophiques, politiques et littéraires ; c’était un peu l’acte de naissance de la littérature nègre nationaliste.

La troisième initiative importante est celle d’Alioune Diop, qui crée la revue Présence africaine. De 1947 à 1960, cette revue sera le carrefour de tous les intellectuels africains passant par Paris. C’est Présence africaine qui organise le premier rassemblement mondial de l’intelligentsia noire à la Sorbonne en 1956, et le second à Rome en 1959. C’est encore Présence africaine qui monte une maison d’édition afin de publier les essais, romans et poèmes des Noirs, la revue ne suffisant plus à absorber leurs productions, de plus en plus abondantes ; de plus en plus politiques aussi.

Voici la phase militante du mouvement de la négritude ; c’est son moment le plus révolutionnaire, le plus organisé ; chaque écrivain à présent se sent investi d’une mission, se veut engagé dans la lutte anticoloniale ; chaque intellectuel se découvre un destin de responsable, d’« inventeur d’âmes », de guide des masses noires illettrées. Bien sûr, Césaire et Senghor sont les ténors, mais il y a aussi un archéologue comme Cheikh Anta Diop (Nations nègres et cultures, 1955), un sociologue combattant au maquis algérien comme Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs) ou des économistes comme Abdoulaye Ly et Mahjemout Diop. Romanciers et poètes ne suscitent l’intérêt qu’en fonction de leur violence, et les plus agressifs seront les plus lus : Ferdinand Oyono, Mongo Béti, Ousmane Sembène, E. Epanya, Peter Abrahams, David Diop, Édouard Maunick, Tchicaya, Édouard Glissant, les Américains Richard Wright et Chester Himes, les Haïtiens René Dépestre, Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis (F. Oyono : Une vie de boy ; Mongo Béti : Ville cruelle, le Pauvre Christ de Bomba, le Roi miraculé ; Sembène Ousmane : Le Docker noir, les Bouts de bois de Dieu ; Peter Abrahams : Je ne suis pas un homme libre, les Sentiers du tonnerre, Rouge est le sang des Noirs, Une couronne pour Udomo ; David Diop : Coups de pilon ; René Depestre : Minerai noir ; Richard Wright : Black Boy, Native Son, Fishbelly ; Chester Himes : la Croisade de Lee Gordon ; Jacques Roumain : Gouverneurs de la rosée ; J. S. Alexis : Compère général soleil ; E. Glissant : Les Indes, la Lézarde ; Tchicaya : Feu de brousse ; E. Maunick : l’Essentiel d’un exil).

Dans les congrès, les colloques, la revue, on ne parle que de négritude. C’est devenu le mot clé, le mot slogan, le mot de passe. Tout jeune poète qui prend la plume a soin de s’en réclamer. La négritude est la bannière des intellectuels noirs. Pour beaucoup, le mot est synonyme de « revendication des libertés nationales, des droits des Nègres en tant qu’hommes à part entière ».

Mais déjà d’autres définitions surgissent. Senghor en recule les limites et propose l’« ensemble des valeurs culturelles du monde noir ». Frantz Fanon, René Maran et déjà quelques étudiants (Enquête sur les étudiants noirs de J. P. N’Diaye) mettent en garde contre un « racisme antiraciste » (Sartre) qui pourrait instaurer un nouveau « manichéisme délirant » (Fanon) dont on aurait simplement inversé les termes, de sorte que désormais Noir = bon et Blanc = mauvais. Mais leurs voix sont isolées, et la majorité de ceux qui sont à cette époque les « producteurs de culture » du monde noir sont persuadés de l’universalisme de la négritude et croient à la permanence de sa force de désaliénation, à sa capacité de récupération de l’identité nègre si abîmée par l’histoire, à son potentiel révolutionnaire enfin et surtout.

Les événements d’ailleurs favorisent cette unanimité et cet optimisme : les indépendances africaines sont accueillies dans l’euphorie générale, même si parfois elles accouchent d’une tragédie (Congo). Les œuvres littéraires qui manifestent le plus brillamment cet aspect de l’actualité politique sont : le poème-oratorio de Senghor Chaka, le poème de Jacques Rabemananjara Lamba, la pièce de Seydou Badian Kouyaté la Mort de Chaka, les deux pièces de Césaire Une saison au Congo et la Tragédie du roi Christophe, enfin Epitome de Tchicaya. Il faut signaler aussi, à l’actif du mouvement de la négritude de ces temps d’enthousiasme, son ouverture maximale aux œuvres et aux intellectuels des autres pays colonisés ; les Algériens Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Henri Kréa sont lus et reconnus comme frères poursuivant un but parallèle à la négritude ; tous les intellectuels noirs se retrouvent dans le Portrait du colonisé du Tunisien Albert Memmi ; ils lisent aussi Tibor Mende, Josué de Castro, le père Lebret.