Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

• L’ultime épanouissement de l’encyclopédisme médiéval. L’impression d’ensemble se dégageant soit des œuvres classiques, soit de la littérature narrative à l’époque considérée demeure contristante. Il nous reste à examiner quelles perspectives propose une résurgence de l’encyclopédisme vers ce même temps. On ne saurait tenir comme un élément de médiocre importance l’apparition d’ouvrages représentant cette ultime efflorescence de l’humanisme. Une activité qui s’étale en effet sur deux siècles témoigne de l’existence de forces latentes ou clairement senties. Si, au début du xvie s., ce mouvement s’arrête brusquement, c’est non pas en lui que s’en trouve la cause, mais dans l’intervention d’une force extérieure et irrésistible : l’occupation de l’Égypte par les Ottomans et les conséquences à long terme que cet événement porte en soi.

Deux tendances, dès le début, se dessinent dans le développement même de cet encyclopédisme. La première est illustrée par deux savants d’allure et de qualité aussi différentes qu’inégales. Le nom d’ibn Khaldūn* (Tunis 1332 - Le Caire 1406) symbolise pour nous un génie incontesté, qui a su se faire pardonner son échec comme chroniqueur en nous donnant dans ses Prolégomènes à l’histoire une théorie sur les sociétés humaines et leur évolution qui dépasse de beaucoup toutes les doctrines de son temps. Comparé à ce titan, al-Suyūti (Le Caire 1445 - † 1505) fait seulement figure d’érudit consciencieux et infatigable, et pourtant il incarne à nos yeux le type de l’encyclopédiste capable d’organiser en une présentation cohérente et en un livre qui est une somme tout ce que l’on peut savoir en son temps sur la langue arabe ou les sciences coraniques.

La seconde tendance rappelle par bien des points ces vastes ouvrages que de hauts fonctionnaires bagdadiens avaient composés à l’usage des scribes quatre siècles auparavant. Trois noms sont ici à retenir, ceux d’al-Nuwayrī (Kous 1279 - Le Caire 1333), d’al-‘Umarī (Damas 1301 - † 1348) et d’al-Qalqachandī († Le Caire 1418). Tous trois sont attachés à la chancellerie du Caire et sont issus de fonctionnaires de même carrière ; un désir identique les anime : doter les scribes d’un ouvrage général où ceux-ci puiseront en cas de besoin. Sous des titres recherchés et intraduisibles, les encyclopédies composées par ces auteurs sont essentiellement des compilations où les matériaux se classent et s’enchaînent selon un plan rigoureux. Ce plan répond à un double besoin du lecteur : celui de se former et de s’informer. Le pragmatisme domine la conception d’ensemble ; l’exposé se réclame de l’autorité autant que de la recherche et de la vérification du matériel fourni. Dans ces ouvrages aux vastes proportions — celui d’al-Nuwayrī compte trente volumes environ —, l’ordre des matières varie selon la personnalité des auteurs ; d’une façon générale, on y trouve toujours des chapitres sur l’art du scribe, son instrument et ses ressources, sur la cosmographie, les diverses branches de l’adab-littérature et l’histoire universelle, ainsi qu’un choix d’œuvres en vers et en prose rimée, où le scribe puisera ses modèles. Tout naturellement, les historiens et les islamologues ont découvert dans ces encyclopédies d’amples et précieux renseignements sur l’État mamelouk, son administration et son économie. Ces ouvrages peuvent toutefois fournir davantage. Ne sont-ils pas en effet un bilan, une vue d’ensemble de tout ce qu’il convient de savoir pour compter dans une société de culture spécifiquement littéraire ? N’y trouvons-nous pas le témoignage désiré sur le goût, le sentiment du beau ou de ce qu’on croit tel dans un monde nourri de sciences religieuses, formé à la rhétorique et à l’usage du style, enfermé dans un classicisme qui a perdu contact avec la vie ? L’immensité des connaissances rassemblées dans ces encyclopédies fait grande impression. Est-ce à dire qu’elle corresponde exactement aux exigences d’un moment de l’histoire où l’Europe occidentale va découvrir les Amériques, la route des Indes, l’essor d’une pensée scientifique et donner naissance à Léonard de Vinci, à Luther et à Galilée ?


Période moderne et contemporaine : le Réveil


De la stagnation au Réveil

Décadence, déclin sans rémission de la civilisation arabo-islamique, tels sont les termes dont on use trop souvent pour caractériser cette période du xvie au xviiie s., où, sous le joug ottoman, le Proche-Orient et à sa suite l’Afrique du Nord tombent dans une stagnation dont les formes ôtent à l’espoir toutes ses raisons d’être. Durant ces trois siècles, le monde arabo-islamique se replie sur soi ; il fait de Damas, du Caire, de Tunis et de Fès des centres où la culture se réduit au souvenir du passé. Si l’on écrit — et l’on écrit alors beaucoup —, c’est pour gloser et commenter, pour rédiger des ouvrages biographiques et des vies de saints, parfois des chroniques dynastiques ; les poètes en langue classique sont des lettrés qui composent des qaṣīda à la manière des maîtres anciens. Bien entendu, la poésie populaire conserve son public, mais si, d’aventure, quelque lettré s’en délecte, c’est souvent pour narguer les beaux esprits qui l’entourent. Dans cette conjoncture, un fait demeure cependant, qui sauvera cette civilisation : chez tous, même chez les pauvres lettrés des campagnes, le culte de la langue est passionné. Là sera la clef d’or qui ouvrira l’avenir à ce monde réduit à l’attente.


Le Réveil

L’arabe dit al-Nahḍa, que, par un réflexe spontané, nous traduisons par Renaissance. En fait, le mot arabe suscite une image ; il évoque un dormeur se dressant brusquement hors de son sommeil. On dira donc ici le Réveil.

La Nahḍa est un mouvement vaste et profond qui a touché les formes de l’activité intellectuelle au Proche-Orient. En littérature, on en perçoit les premiers frémissements au Liban et en Syrie, dans le dernier quart du xviiie s. Sans nul doute, par son allure spectaculaire et ses prolongements scientifiques, l’expédition de Bonaparte en Égypte, en 1798, a agi comme un révélateur. Dans le premier tiers du xixe s., la présence des missions catholiques et protestantes au Liban assure à certains éléments de la population une promotion intellectuelle et une ouverture sur l’Occident qui leur valent un rôle particulier dans le mouvement général. Le développement de l’imprimerie à Beyrouth, puis au Caire (fondation, en 1821, d’une imprimerie officielle à Boulaq) crée un homme nouveau : le lecteur du journal et du livre qui diffusent une pensée et une culture débordant le cadre régional. Une mission comme celle qui est confiée à Rifā‘a al-Ṭaḥtāwī (chef de la première mission scolaire en France) en 1826, inconcevable trente ans plus tôt, symbolise pour l’Égypte la fin d’un repli sur soi. Durant cette période, rien qui ressemble à une brusque mutation ; tout est lente imprégnation et irréversible mouvement. Rien non plus qui traduise une rupture avec la culture arabe ; chez les zélateurs de ce renouveau, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, tout est respect pour cette langue arabe qu’ils manient avec une aisance forçant l’admiration. Dans cette élite se précise en outre la notion des valeurs esthétiques et formatives qui sont offertes par les œuvres du passé ; ainsi se reconstitue un panthéon littéraire, et, dans cette recherche, les chrétiens sont parfois les plus zélés et les plus clairvoyants. En cette phase initiale, le réveil littéraire prend la forme d’un combat contre les siècles d’oppression intellectuelle exercée par les maîtres ottomans.