Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Le problème de la double culture s’est posé à la fin du xe s. plus d’une fois à des esprits partagés entre leur atavisme iranien et leur « arabicité » acquise. Le poète-épistolier al-Bustī (Afghānistān méridional v. 930 - Boukhara 1010) semble l’avoir résolu en un harmonieux équilibre par des compositions d’allure traditionnelle en vers ou en prose rimée, où il célèbre quelques mécènes de Bust, puis le sultan rhaznévide Maḥmūd, vainqueur de l’Inde ; l’art recherché de ce poète est d’un classicisme qu’aurait pu lui envier un Abū Tammām ; il témoigne d’un grand respect pour les règles ; par là semblent s’expliquer bien des aspects qui caractérisent la production en vers de contemporains ayant délibérément choisi le persan comme instrument d’expression.

Chez al-Mutanabbī* domine aussi un art prestigieux et toujours maîtrisé, mis au service d’un esprit libéré, tourmenté par l’instinct de puissance, en rébellion ouverte ou cachée contre une société qui le contraint à la quête perpétuelle d’un mécène idéal. En face de cette figure hautaine se dresse celle d’ibn al-Hadjdjādj (Bagdad 941 - † 1001), qui incarne le courtisan dont la carrière symbolise la réussite grâce à un talent sachant s’accommoder de toutes les circonstances ; jusqu’à la fin de sa vie, ce panégyriste se maintiendra en faveur auprès du vizir buwayhide al-Muhallabī et de ses successeurs ; riche de leurs dons, il jouit en outre de la considération que lui vaut sa charge de « censeur des mœurs et coutumes » à Bagdad ; pourtant, son œuvre trahit un déchirement ; en effet, à côté de pièces d’apparat, pompeuses et conventionnelles, adressées à ses protecteurs, son dīwān contient une foule de satires, d’épigrammes et de pièces licencieuses qui trahissent une âme trouble, avide de tous les plaisirs, même des plus contestables ; son style, alors, se libère, déborde en invectives furieuses, obscènes, scatologiques ; là s’épanche un pessimisme désespéré, où le poète savoure l’âpre jouissance du néant révélé par l’abject ; ce dédoublement du « moi » n’est certes pas nouveau : nous l’avons déjà rencontré chez Bachchār et ibn al-Rūmī, mais il a su prendre dans l’œuvre d’ibn al-Ḥadjdjādj la forme tragique d’une tension sans espoir.

Dans ce siècle, où tant de valeurs sont remises en question, l’œuvre d’al-Mutanabbī et celle d’ibn al-Ḥādjdjādj, en dépit de leurs différences et peut-être même à cause d’elles, traduisent un même sentiment, une même angoisse. Au contraire, celle d’Abū Firās al-Ḥamdāni (Bagdad 932 - Homs 968) est tout entière inspirée par les préoccupations d’un aristocrate seulement avide de servir sa noblesse et son rang. Issu d’une famille arabe dont une branche règne sur Mossoul et une autre sur Alep, Abū Firās sait qu’il appartient à la race qui a fondé l’islām ; recueilli par son oncle Sayf al-Dawla, prince d’Alep, il sait qu’il est promis à défendre l’islām contre les Byzantins, par le sabre et par ses vers. Son talent est mis tout entier au service de sa famille ; il chante celle-ci dans une ode animée d’un souffle puissant ; chacune des campagnes contre les Byzantins est magnifiée en des poèmes d’une facture souvent conventionnelle, mais où le ton atteint la grandeur épique. Dans cette œuvre, l’homme de salon ne saurait être absent ; les compositions de circonstance, la correspondance en vers que la mondanité lui inspire ont de la grâce, de l’aisance, mais rien de plus. Et voici que le destin soudain frappe à la porte ; en 962, Abū Firās tombe aux mains des chrétiens ; durant quatre ans, à Byzance, c’est la captivité humiliante et dure, traversée d’espoirs en un rachat qui ne vient pas ; le seul refuge est la poésie, à qui Abū Firās confie sa détresse, le poids de sa solitude, le chagrin de ne plus rien savoir de ceux qu’il aime ; de cette période date une série d’élégies, les Rūmiyyāt, ou Byzantines, qui sont, sans nul doute, ce qui survivra de l’œuvre de ce héros malheureux ; comme Charles d’Orléans, bien des siècles plus tard, Abū Firās a su, dans ces pièces, échapper aux clichés, aux poncifs, à une fade sensibilité rappelant celle des vieux poètes bédouins ; son vers se fait plus limpide et touchant, et s’harmonise avec l’inspiration qui l’anime. Quand, deux ans plus tard, revenu à Alep, Abū Firās tombera dans un combat contre l’un des siens, rien n’aura pu être ajouté par lui à l’exquise douleur de ses Byzantines.

Par une émouvante coïncidence, l’apogée du classicisme en poésie correspond à la disparition même d’une des figures les plus hautes de la littérature arabe. En 1057, en effet, s’éteint al-Ma‘arrī*, et avec lui meurt l’espérance des remises en cause.


L’épanouissement de l’humanisme dans la littérature en prose (entre 925 et 1050)

• L’approfondissement. À la faveur de l’extension culturelle, par le jeu de la rivalité entre le monde chi‘ite et sunnite, grâce aux ébranlements subis par la pensée religieuse sous la poussée hellénistique et rationaliste, l’activité littéraire entre 925 et 1050 n’est pas un simple prolongement de la période précédente.

Un très sensible effort d’approfondissement apparaît dans les œuvres en prose, qui sont la conséquence de l’ouverture que les écrivains se sont donnée sur le monde. Parallèlement, on constate chez les meilleurs auteurs un effort héroïque pour fournir soit à l’« honnête homme », soit au scribe des ouvrages condensés, précis et documentés en des domaines où existent déjà des écrits touffus ou chargés de digressions.

Nous demeurons, comme on le voit, entièrement dominés par l’encyclopédisme et l’esprit qui caractérise l’adab. Les auteurs qui représentent cette tendance sont, eux aussi, des savants ; en plusieurs domaines, leur érudition livresque est imposante ; ils sont toutefois avides de lire dans le grand livre du monde ; animés par la curiosité, par le goût de l’aventure, ils poussent loin leurs pérégrinations, mais savent s’arrêter dans les métropoles où la pensée s’avive ; rien en eux de l’aristocrate qui regarde sans intérêt le petit peuple des artisans, des marchands ou des navigateurs ; leur intelligence les pousse à la critique irrespectueuse ; fait plus intéressant : ils n’ont point de préjugés contre le monde de la gentilité.