Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Mustafa Kemal (suite)

Le 30 octobre 1918, la Turquie vaincue signe un armistice avec les puissances alliées. L’Empire perd toutes ses possessions européennes et arabes. Les forces de l’Entente stationnent jusque dans le territoire turc et contrôlent la police, la gendarmerie et les ports. Les troupes britanniques occupent la capitale et les Détroits. Le nouveau gouvernement paraît disposé à accepter les conditions humiliantes des Alliés et à sacrifier l’indépendance du pays. La population, lassée par la guerre, semble résignée à son sort.


Le chef de la Résistance

Avec un courage et une volonté exceptionnels, Mustafa entreprend de faire face à la situation. Il s’agit pour lui non pas de rétablir l’Empire, dans lequel il voit les malheurs du peuple turc, mais de protéger la Turquie contre les convoitises étrangères. Pour cela, il faut compter non pas sur le gouvernement, prisonnier des Anglais et enclin à toutes les compromissions, mais sur la population turque elle-même. Dès 1918, Mustafa jette les bases d’une résistance populaire dans les montagnes d’Anatolie. Le mouvement se développe en 1919 à la suite du débarquement des troupes grecques à Izmir et dans la Thrace orientale.

Au mois de mai de la même année, le gouvernement confie à Mustafa, dont il ignore encore les rapports avec la Résistance, la charge de rétablir l’ordre en Anatolie. Mustafa Kemal exploite sa situation de gouverneur général des provinces orientales pour préparer des conditions favorables à la libération de la Turquie. Sitôt installé, il réorganise l’armée turque, place toutes les organisations de la Résistance sous l’autorité d’un état-major unique et entreprend une tournée dans la campagne d’Anatolie pour exhorter les paysans à défendre la patrie.

Le sultan Mehmed VI (1918-1922) le relève alors de son commandement, le casse de son grade de général et donne l’ordre à toutes les autorités civiles et militaires de ne plus lui obéir.

Mais la position de Mustafa est assez forte pour qu’il puisse tenir tête au gouvernement. Au demeurant, il arrive à convaincre ses compagnons que le Sultan agit sous la pression des Anglais, qui s’opposent à l’indépendance de la Turquie. Bien plus, il parvient à obtenir leur accord pour la constitution d’un nouveau pouvoir en Anatolie, loin de toute contrainte, sous la forme d’un gouvernement provisoire.

Le 23 juillet 1919, les chefs militaires réunis à Erzurum sous la présidence de Mustafa décident de convoquer un congrès populaire à raison de trois délégués par district. Le congrès, qui se tient à Sivas le 4 septembre, affirme le droit du peuple turc à l’existence et sa volonté de résister à l’occupation étrangère. Il constitue, sous la présidence de Mustafa, un comité qui s’érige en gouvernement provisoire et obtient le droit d’agir en toute indépendance à l’égard du gouvernement d’Istanbul.

Pour neutraliser Mustafa, le Sultan renvoie son Premier ministre, sur lequel il rejette toutes les erreurs commises, et ordonne de procéder à des élections générales. La manœuvre réussit parfaitement. Le nouveau Parlement accepte, malgré l’opposition de Mustafa, de se réunir à Istanbul. Le vainqueur des Dardanelles est sur le point de perdre la partie, lorsque, au mois de mars 1920, les Anglais décident de mettre fin à l’existence d’une Assemblée considérée comme intransigeante. Mustafa appelle alors à l’élection d’une Grande Assemblée nationale (Büyük Millet Meclisi).

Celle-ci se réunit à Ankara le 23 avril 1920 et désigne un comité exécutif qu’elle déclare être le gouvernement légal, mais provisoire du pays. Très vite, ce dernier entre en lutte ouverte contre le Sultan. Usant de son pouvoir spirituel, Mehmed VI déclare Mustafa et ses compagnons renégats et hérétiques, et appelle la population à la lutte contre les « ennemis de Dieu ». Pendant quelque temps, le pays est déchiré par une guerre civile atroce, où les partisans du Sultan semblent l’emporter sur ceux du gouvernement provisoire. Mais la conclusion du traité de Sèvres (10 août 1920), qui sacrifie l’indépendance et l’intégrité de la Turquie au profit non seulement des Alliés, mais aussi des minorités kurdes et arméniennes, soulève l’indignation de la population, qui se tourne vers les nationalistes pour sauver le pays.

L’adhésion massive et résolue du peuple turc permet au chef du gouvernement provisoire de modifier la situation. Dès 1920, celui-ci bat les Kurdes et les Arméniens, et impose à ces derniers la restitution des districts d’Artvin, d’Ardahan et de Kars. En 1921, ses troupes remportent deux importantes victoires sur les Grecs, d’abord à Inönü (7 janv.), ensuite dans la région du fleuve Sakarya (13 sept.). En 1922, Mustafa Kemal écrase l’armée hellène à Afyonkarahisar (26 août) et fait une entrée triomphale à Izmir (9 sept.).

Par ces victoires, Mustafa, surnommé Gazi (le « Victorieux »), écarte tout danger de la Turquie et impose un nouveau traité aux Alliés. Celui-ci, signé à Lausanne le 24 juillet 1923, reconnaît la Turquie comme une puissance souveraine et indépendante dans toute la partie de l’ancien Empire ottoman habitée par une majorité turque.


Le chef de l’État turc

Le Gazi est alors au faîte de sa puissance. Très vite, il entreprend de réaliser son programme, qui consiste à édifier une république nationale, indépendante, homogène et laïque.

La tâche est loin d’être aisée et comporte même beaucoup de risques. Il s’agit, en effet, d’arracher la Turquie à la religion musulmane pour l’élever au rang d’une nation moderne. L’islām étant un dogme, un rite et un code à la fois, la vie publique comme la vie privée de la population vont être bouleversées. Mustafa Kemal est conscient des embûches que vont dresser sur son chemin ses adversaires politiques et surtout un clergé encore influent sur une population profondément islamisée. Déjà, en 1922, il rencontre beaucoup de difficultés pour déposer Mehmed VI et abolir le sultanat, malgré le caractère vétusté et despotique de cette institution.

Pour venir à bout de tous les obstacles, il crée un instrument politique. Il transforme les comités de résistance fondés en 1919 en parti : le parti du peuple (Halk fırkası), devenu en 1923 le parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, C. H. P.), qui, au nom de l’unité nationale, vise à grouper autour de lui toute la population sans distinction de classes.

Toutefois, les élections d’août 1923 ne donnent pas la majorité absolue au parti. Mais l’Assemblée, paralysée par la lutte des factions, fait appel à Mustafa. Celui-ci constitue un gouvernement homogène avec les membres de son parti et fait proclamer le 29 octobre 1923 la République présidentielle.

Président de la République et chef suprême de l’armée, il préside, quand il le juge nécessaire, l’Assemblée nationale et le Conseil des ministres, dont il choisit lui-même le président parmi les membres du Parlement.