Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mussolini (Benito) (suite)

En d’autres circonstances et en tout autre pays que l’Italie, les deux partis vainqueurs auraient fait alliance pour exercer le pouvoir et concédé aux diverses fractions libérales quelques ministères techniques. Les chefs du socialisme réformiste — Turati, Trèves, Modigliani — y eussent été disposés, comme l’était le leader des « populaires » catholiques, don Luigi Sturzo, qui depuis longtemps collaborait avec les socialistes sur les terrains administratif et municipal. Mais il n’en pouvait être question à la fin de 1919 ; les réformistes étaient devenus nettement minoritaires dans leur propre parti, que le modèle soviétique avait poussé au « maximalisme » sous la conduite du secrétaire général Giacinto Serrati et du vieux militant Costantino Lazzari. Du côté catholique, le Vatican avait tout de suite espéré accomplir un rapprochement avec la monarchie de Savoie et faire cesser entre eux le dissidio national en traitant de la question romaine avec un homme nouveau, sans liens avec le passé. Pie XI sacrifiera tranquillement en 1922 l’espoir d’une démocratie chrétienne aux intérêts de la papauté. Le champ était donc libre pour que la bourgeoisie possédante et les intellectuels du nationalisme cherchent une revanche dans la violence, avec la tolérance de nombreux corps constitués et d’abord de la police et de l’armée.

En favorisant cette violence sous toutes ses formes, Mussolini regagne le terrain perdu et l’amplifie même de façon inespérée, car il reste le seul nom connu des foules parmi tous les jeunes gens qui, de plus en plus nombreux, viennent s’agglutiner autour des gagliardetti fascistes et font régner la terreur dans les campagnes en détruisant par le feu et par le pillage coopératives, maisons du peuple, centres récréatifs socialistes, dont ils molestent et parfois tuent les dirigeants, sûrs de rester impunis.

En 1921, le mouvement s’accentue, car Giolitti, revenu au pouvoir, usant de la tactique temporisatrice qui lui a si bien réussi dans le passé, force en automne 1920 les ouvriers révoltés à constater leur échec lorsqu’ils essaient d’animer eux-mêmes les usines, sans cadres supérieurs et avec des moyens financiers insuffisants. Puis, confiant dans la force d’une sagesse éprouvée, Giolitti dissoudra au printemps la Chambre élective et inclura des fascistes dans une liste nationale de libéraux et de sans-parti qui recueillera les faveurs de l’administration. Trente-cinq fascistes pénètrent ainsi au Parlement, avec leur chef et leurs principaux leaders, mais ils y trouvent leurs adversaires eux aussi renforcés. L’apparition d’une petite cohorte communiste en forme la principale caractéristique. Se révèle un Mussolini nouveau modèle, mesuré dans ses paroles, respectueux et même bienveillant envers l’Église catholique comme envers la monarchie.

Ce n’est pas une feinte. L’ancien révolutionnaire pense à ce moment à partager le pouvoir avec le parti populaire et la fraction modérée de la Confédération générale du travail. Il réussit à dissocier le groupe catholique, dont les éléments aristocratiques et liges envers le Vatican se sépareront l’année suivante du gros de leurs forces en conservant à leur service presque toute la presse du parti. Mais il a compté sans la rancune des maximalistes et l’ambition de ses propres partisans, qui ne veulent pas le laisser triompher seul et le lui feront durement sentir. Des prétoriens d’un nouveau style lui donneront à choisir, à Bologne, quelques mois plus tard, au centre de cette province enragée de vengeance, entre la honte d’un reniement apparent et la surenchère de la violence ; il choisira celle-ci.


Le dictateur

L’année 1922 voit se produire à la fois l’écroulement de toute énergie dans l’État pour faire face à la tempête qui menace les institutions et l’accentuation des divisions au sein du parti socialiste et de la démocratie chrétienne ; l’appel du roi à Mussolini comme sauveur en octobre, provoqué autant par sa jactance que par la médiocrité d’un souverain qui ne fait même plus confiance à son armée, pourtant toujours loyale, comme l’affirme alors Badoglio*, vingt-quatre ans d’avance, c’est le prélude à la chute de la monarchie de Savoie.

Malgré la brutalité de son langage lorsque se rouvre la Chambre élective et qu’il se glorifie de n’avoir pas fait de « cette salle sourde et grise, avec 300 000 jeunes gens armés, un bivouac de manipules », Mussolini constitue son premier ministère en y incluant des représentants de tous les partis, excepté les socialistes, auprès des principaux fascistes. Il a pris pour lui, comme naguère Crispi, avec la présidence du Conseil, l’Intérieur et les Affaires étrangères, et trois fascistes seulement reçoivent des portefeuilles : Justice, Finances, Terres libérées, joints à la compensation, il est vrai, de nombreux sous-secrétariats d’État. Les « populaires » ont le Trésor et le Travail ; le leader nationaliste Luigi Federzoni, les Colonies ; les autres ministères se répartissent entre les différentes fractions du parti libéral. Les futurs chefs de la démocratie chrétienne (A. De Gasperi, Giovanni Gronchi) votent la confiance et aussi, bien entendu, les dissidents déjà sortis de ses rangs. Seul Sturzo restera toujours irréductible, se sachant appuyé alors par l’immense masse de la jeunesse catholique, sinon par le Vatican, où il ne trouve compréhension et appui qu’auprès du seul Benoît XV.

Ce moment d’euphorie relative — salué par l’accueil favorable, parfois enthousiaste, de l’opinion étrangère — dure peu. L’insolence et les exactions fascistes compromettent le désir d’union de leur chef ; en 1923, celui-ci estime peu sincère la collaboration des « populaires » après un congrès où les « collaborateurs » ont été honnis et, sur les instances de son entourage, il demande leur démission aux membres de ce parti. Les attentats aux biens et aux personnes des socialistes continuent comme par le passé. Le 30 mai 1924, le député Giacomo Matteotti, secrétaire du groupe socialiste, prononce à la Chambre un véritable réquisitoire contre le gouvernement et demande le rejet de la validation des élections, qui ont donné la majorité à une sorte de bloc national, le « listone », incluant tous les valets du fascisme (65 p. 100 des voix), mais où aucun électeur, en fait, n’a été libre de son choix. Le discours, assorti d’une foule de courageuses précisions, dure deux heures : il est écouté en silence par Mussolini, mais il est haché d’interruptions par ses partisans armés, qui remplissent les tribunes et la majeure partie de l’hémicycle. Le 4 juin, Matteotti récidive, attaque cette fois directement le Duce, mais sur un mauvais terrain, semble-t-il : l’amnistie accordée par le ministère Nitti aux déserteurs de l’armée après Caporetto. Il était impossible de poursuivre 300 000 hommes, paysans analphabètes pour la plupart, et d’ouvrir trois cent mille procès. Cette fois, Mussolini réplique brutalement par une comparaison avec le sort réservé en Russie aux contempteurs du gouvernement légal. Le 10 juin suivant, Matteotti ne paraît pas à la Chambre : la preuve est rapidement fournie qu’il a été assassiné, comme d’ailleurs il s’y attendait.