Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Musset (Alfred de) (suite)

(Dédicace de la Coupe et les lèvres.) N’a-t-il pas réussi cependant à lui imposer une pulsion originale ? L’obsession du dédoublement, le besoin impérieux d’être l’autre chaque fois qu’il croit tenir le je, font qu’à tout instant son écriture hésite entre le pathétique et la dérision. Il a parfaitement senti qu’il ne pouvait sauver la duplicité de l’expression. La dominante de son style devient l’ironie, fondée sur un impitoyable va-et-vient entre les différentes parties de lui-même. Et c’est un regard ironique, en retour, que son texte attend de nous. Toute lecture de Musset appelle la riposte d’une contre-lecture, et l’on n’a rien fait tant que l’on n’a pas saisi chez lui le mécanisme des contrastes, tant que l’on ne s’est pas exercé à le déchiffrer en termes de simultanéité contradictoire. Épiloguer sur les convulsions de Rolla, l’inadapté qui fâchait tant Rimbaud, ne mène pas à grand-chose si l’on ne suscite en même temps le faux bohème et faux dandy Mardoche, qui se sert de son désenchantement pour trousser lestement son époque. Les déguisements masochistes de Frank, dans la Coupe et les lèvres, ne doivent pas intercepter l’éloge intégral de la nudité, qui, au début de Namouna, règle son compte à l’hypocrisie et nous offre avec Hassan le renégat, en candide appareil, un très actuel échantillon de libération par l’expression corporelle. Les « vers immortels » sur les rapports du cœur et du génie proclament moins qu’une page des irrésistibles Lettres de Dupuis et Cotonet — un autre chef-d’œuvre — les droits imprescriptibles de l’esprit créateur. Quant à la tragi-comédie des masques, elle n’assume sa vraie dimension que dans l’alternance Lorenzo/Fantasio, qui nous apprend que le « masque » peut devenir contre les agressions de l’absurde une arme défensive. Le jeune Bavarois n’est pas, comme on l’a prétendu, un double atténué du Florentin. Certes, il souffre comme lui des vertiges de l’absurde et, dans son exégèse des tulipes bleues, son désir de prendre la lune avec les dents ou de « sortir de [sa] peau une heure ou deux pour être ce monsieur qui passe », il annonce même, mieux que n’importe qui, le Caligula de Camus. Mais il est non moins évident qu’il échappe à ces vertiges en pratiquant une thérapeutique par l’ironie qui est à l’opposé du comportement de Lorenzo. Tout est dans la façon de poser son masque en laissant respirer sa peau —, c’est-à-dire en ménageant l’intervalle ironique. Lorenzo, devant sa panoplie de parfait petit Brutus, ne sait pas se servir du masque de fou que son modèle romain a employé avec succès. Il demeure prisonnier de l’absurde parce qu’il prend tout imperturbablement au sérieux, même le masque qui devient son visage. Pour Fantasio, le masque est une sauvegarde. L’habit du bouffon Saint-Jean lui permet, en toute sécurité, de dire au monde ses vérités sans contaminer personne. En regardant les joues « couleur de soufre » de l’égrotant Lorenzo, on ne peut s’empêcher de penser que ce qui maintient le « mois de mai » sur celles de Fantasio, c’est l’ironie. L’amertume de la raillerie, chez Lorenzaccio, n’est plus de l’ironie, mais la réaction d’un esprit malade. L’ironie exige l’entière disponibilité du jugement, elle connaît l’art de la distanciation intérieure. Elle passe pour être le partage de l’âge mûr, mais on sait bien qu’elle n’est jamais aussi terrible que dans la bouche de la jeunesse.

Elle est donc l’arme de la lucidité. Elle maintient en état de salutaire activité critique, elle nettoie. C’est là ce que l’on pourrait, entre autres choses, retenir de Musset pour l’usage des temps actuels. Puisque dans notre civilisation de la pollution et du détergent, où l’on a l’obsession du retour à la blancheur, les constantes de notre langage sont la démythification, puisque notre intelligence saturée ne craint rien tant que de paraître dupe de quelque chose ou de quelqu’un, Musset peut être parfaitement notre homme : ceux qui sauront le lire y gagneront d’excellentes leçons de maintien.

J. B.

➙ Romantisme / Sand (G.).

 L. Lafoscade, le Théâtre d’Alfred de Musset (Hachette, 1901 ; rééd., Nizet, 1966). / P. Gastinel, le Romantisme d’Alfred de Musset (Hachette, 1933). / A. Adam, le Secret de l’aventure vénitienne (Perrin, 1938). / P. Van Tieghem, Musset, l’homme et l’œuvre (Boivin, 1944 ; nouv. éd., Hatier, 1969). / G. Poulet, Études sur le temps humain, t. II (Plon, 1952). / H. Lefebvre, Musset (l’Arche, 1955 ; 2e éd., 1970). / J. Pommier, Autour du drame de Venise. G. Sand et A. de Musset au lendemain de Lorenzaccio (Nizet, 1958) ; Variétés sur Alfred de Musset et son théâtre (Nizet, 1966). / M. Toesca, Alfred de Musset ou l’Amour de la mort (Hachette, 1970). / S. Jeune, Musset et sa fortune littéraire (Ducros, Bordeaux, 1971). / J.-P. Richard, Études sur le romantisme (Éd. du Seuil, 1971). / H. Guillemin, la Liaison Musset-Sand (Gallimard, 1972).

Mussolini (Benito)

Homme d’État italien (Predappio, Romagne, 1883 - Giulino di Mezzegra, Côme, 1945).


Mussolini incarne dans l’histoire italienne un type d’homme nouveau, sans précédent, comme il sera sans doute à tout jamais sans imitateur. On l’a quelquefois comparé à Crispi*. Sans doute il y a entre les deux hommes des ressemblances : d’avoir œuvré d’abord contre le régime établi et d’avoir fini (négligeons la pitoyable survie que fut la république sociale de Salo) comme Premiers ministres d’un gouvernement royal ; d’avoir cherché à l’extérieur, sur les terres africaines, une expansion coloniale qui redonne à l’Italie la vocation de la grandeur ; d’avoir cru à l’efficacité d’une alliance avec l’Allemagne. Mais peut-on concevoir sur le cercueil de Crispi cette image publiée dans un hebdomadaire italien au lendemain de la découverte dans une tombe clandestine des misérables restes du Duce décrochés du gibet improvisé pour lui et ses derniers séides dans un garage milanais : sur le cercueil décent qui les avait enfin recueillis un homme en larmes prostré, les bras crispés sur le bois, abandonné à un désespoir sans limite. Que Mussolini ait pu inspirer à quelques-uns, à côté de la haine et de la rancune du plus grand nombre, une foi d’une telle qualité interdit de voir seulement en lui un agitateur, puis un ambitieux vulgaire.