Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

L’ensemble de l’activité littéraire se ressent naturellement de l’existence du mécénat. En poésie, elle aboutit à l’apparition de deux courants ; l’un sera la poésie de cour et de salon, qui continue la tradition des panégyristes omeyyades tout en faisant sa place au goût du public citadin et à celui de la cour ; l’autre ira dans le sillage des Hedjaziens, sublimé par des influences où domine l’esprit « courtois ». À ce moment et pour un millénaire, avec de rares et infructueux efforts pour échapper à son état de sujétion, le poète cédera simultanément à ces deux courants. L’inégalité de ses réussites aura toutefois pour conséquence de porter la postérité à voir en lui plutôt un lyrique qu’un poète de cour ou inversement. Ne nous y trompons cependant pas : chez cette génération de poètes, cette dualité est sentie comme un déchirement, car le refoulement du « moi » aiguise un désir d’évasion dont l’impossible satisfaction engendre un dédoublement de la personnalité artistique.

• L’évasion dans le lyrisme. Dans le tiers subsistant de l’œuvre de Bachchār* (714-784), cet écartèlement du « moi » poétique éclate dans un équilibre de la réussite ; Bachchār, en effet, est parvenu à exceller aussi bien dans le lyrisme « courtois » que dans le panégyrique et la satire. Chez son compatriote plus jeune al-‘Abbās ibn al-Aḥnaf (Bassora 750 - apr. 808), la solution du drame intime a été obtenue grâce à une option qui n’a point été au fond une véritable libération. Ce poète issu d’une famille arabe revenue en Iraq après un long séjour en Iran oriental fut en faveur auprès des vizirs barmakides et du calife al-Rachīd, ainsi qu’auprès de certaines dames de la cour. Pour ce public, il composa de nombreux rhazal (ou ghazels), poésies d’inspiration érotico-élégiaque, dont une faible partie seulement nous est parvenue ; celle-ci ne contient aucune œuvre laudative ou satirique ; mais ce fait n’implique point une totale libération, puisque al-‘Abbās a su simplement s’identifier à son public, épris comme lui d’évasion, de délectation morose, de refus à une sensualité qui l’emporte dans la réalité vécue. Ses rhazal sont probablement l’écho d’une pensée néo-platonicienne, mais ils sont aussi l’expression de l’idéal « courtois » pressenti et non formulé par les Hedjaziens ; l’art du poète s’y montre discret et suave, d’une sensibilité qui rejette l’artifice. La dame y apparaît d’une inaccessible froideur à l’égard de l’amant, qui, soumis et discret, vit sa passion dans le renoncement à la possession et dans un tourment devenu source de joie. L’œuvre d’al-‘Abbās connut une vogue immédiate jusqu’en Iran ; plus tard, par des voies inconnues — peut-être par la Sicile —, elle abordera le monde hispanique, achevant ainsi son destin, qui était d’insuffler l’esprit « courtois » dans la poésie arabe.

Avec Abū Nuwās* (apr. 747 - v. 815), l’affirmation du « moi » se traduit tout d’abord dans des rhazal érotico-élégiaques et des chansons bachiques d’une verve insolente, tandis que la concession au genre laudatif s’exprime avec une platitude affligeante ; plus tard, le poète cède à une autre inspiration d’origine religieuse, qui s’harmonise cependant avec son hédonisme. Chez ce lyrique, l’évasion ne semble pas avoir été contrariée en son jaillissement.

Son contemporain Abū al-‘Atāhiya (Kūfa 747 - Bagdad 825), par sa carrière toute de contrastes, s’offre au contraire à nous comme un être déchiré. Fils d’un potier araméen, séduit dans son adolescence par la vie libertine d’un milieu frondeur, attiré par Bagdad, il y devient poète officiel du calife al-Mahdī ; après une disgrâce, il retrouve son crédit sous al-Rachīd, dont il soutient l’anti-iranisme provoqué par la démesure des Barmakides et dont il charme les loisirs par des pièces légères. Vers 800, la crise éclate ; il s’insurge contre sa sujétion ; jeté en prison, il reprend son joug, mais, jusqu’à sa mort, trouve son évasion dans l’inspiration religieuse. C’est au demeurant à celle-ci qu’il doit sa célébrité ; peu doué comme poète de cour et comme auteur de rhazal, il trouve en revanche, dans la méditation sur la vanité de la gloire, de la richesse, de l’amour et de la beauté, dans la fragilité et la petitesse de l’homme comparées à la majesté de Dieu, dans la toute-puissance de la mort et l’horreur du tombeau, les thèmes correspondant à sa nature profonde. Abū al-‘Atāhiya fut-il manichéen ? Sa piété comme musulman ne fut-elle qu’un écran pour cacher sa vraie conviction ? Il est malaisé de le savoir. Ce qui domine dans son œuvre est l’irrémédiable pessimisme de la créature isolée dans un univers où la foi elle-même ne donne plus l’espérance du salut. Pour énoncer ces pensées, le poète recourt à un art sans recherche, à un style fluide et grave en sa simplicité, monotone sans doute, mais pénétrant grâce à ses reprises, bien fait, en tout cas, pour troubler en sa quiétude la mondanité bagdadienne et la mauvaise conscience des puissants ; al-Rachīd, dit-on, au cours d’une promenade sur le Tigre, aurait éclaté en sanglots en entendant les nautoniers chanter des vers d’Abū al-‘Atāhiya sur l’immanence du destin.

Vers 825, cette génération de « rebelles » s’éteint, emportant avec elle la virtualité d’un permanent renouveau. Le dernier poète qui se rattache encore à elle, Muslim ibn al Walīd (Kūfa v. 750 - Gurgān 823), s’en sépare en effet sur un point essentiel ; comme Bachchār, ce poète a, sans déchirement, admis d’être un panégyriste, mais son égotisme en a souffert ; celui-ci s’adorne d’une afféterie faisant songer au gongorisme ; chez Muslim, constant est le recours au style fleuri, ou badī‘, qui triomphera en Iraq au cours du ixe s.


La poésie de 825 jusque vers 925

• Le poète à l’appel du classicisme. La génération de poètes qui monte en Iraq à partir de 825 renoue sur bien des points avec l’œuvre laudative de Bachchār et avec les panégyristes de la période omeyyade. Elle s’incline sans résistance devant la tutelle du mécénat ; chez elle se dessine d’une manière toujours plus évidente la tendance et les aspects de ce qu’on peut nommer le classicisme. Multiples sont les facteurs qui ont conduit à une telle résignation. L’âpreté des luttes politiques et religieuses rend partiellement compte du rôle de panégyristes ou de détracteurs imparti aux poètes ; ils sont plus que jamais les porte-parole des souverains ou des chefs de factions ; comme toujours, la passion qu’ils apportent dans les combats participe de leurs convictions ou de leurs tendances personnelles ; l’attrait de l’or et de la faveur fait le reste.