Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Musil (Robert) (suite)

Situé à la charnière du xixe et du xxe s., il appartient à une époque de mutation et de transformation, de la relève du monde de la causalité par celui du dynamisme, de l’évolution, de la probabilité et de la relativité. Hanté par son moi et marqué par son époque, il a pourtant produit des œuvres qui révèlent un univers très proche de nous. L’aspect sociologique n’est pas absent de son œuvre. Les problèmes d’éducation et d’organisation se retrouvent dans ses essais. Des oppositions psychologiques, des analyses subtiles semblables à des jeux de miroirs symbolisent une vision du monde très moderne. Musil a senti et exprimé la crise de notre civilisation, dont les origines sont spirituelles et sociales, l’ébranlement des idéologies du passé, dénoncé les fausses vérités et les valeurs factices d’une époque pour laquelle la raison n’était plus qu’un mécanisme abstrait et le sentiment dépourvu de rigueur intellectuelle. La prise de conscience, qui caractérise notre siècle, du hiatus entre l’être et l’apparence, de l’angoisse aussi due à un irrationalisme latent se révèle dans son œuvre comme dans celle de Kafka. Par ses débuts littéraires, Musil appartient à l’expressionnisme. Certains thèmes de ce mouvement se retrouvent dans ses premières œuvres, bien que l’auteur se soit défendu d’être un expressionniste. Sa position intellectuelle est celle d’un existentialiste, en ce sens qu’il refuse de se définir et de se laisser fixer par des limites en face d’un monde qui lui paraît absurde, avec lequel il ne veut pas composer, mais qu’il voudrait transformer. Musil dépasse l’existentialisme par son souci des valeurs et sa conviction que le but de la littérature, comme d’ailleurs de la science, est d’expliquer progressivement la nature du monde, dont l’aboutissement est la nature humaine. La réalité visible est pour lui le point de départ d’une réflexion, d’une interrogation qui reste sans solution. Par cette démarche intellectuelle, Musil est moderne ; curieux des facettes multiples de l’être et de la loi de l’univers, il est aussi classique. On ne peut le rattacher à aucun mouvement littéraire, il est un émigré, un ascète de la littérature, en marge de la vie littéraire de son temps. Il fait partie de la lignée des poètes isolés qui ont vécu et pensé « avec rigueur » pour préserver l’authenticité de leurs convictions et de leur art et pour essayer de donner une « théorie de la vie en exemples ». Son œuvre est — comme il l’a dit lui-même — « une entreprise religieuse sans dogmatisme ».

Le point de vue de Musil écrivain est celui d’un penseur, d’un physicien au vieux sens grec du terme, de celui qui considère les phénomènes et essaie d’en explorer et d’en expérimenter toutes les possibilités. Au départ de la réflexion se situe une expérience personnelle : le trouble que provoque l’équivoque de l’existence, la découverte de l’irrationalité dans le rationnel même, l’antinomie entre l’être et la réalité. Cette pensée sollicitée par l’irrationnel se fonde scientifiquement en raison de la formation technique et mathématique de Musil et en fonction de ses connaissances théoriques de l’esprit de son époque, acquises grâce à des lectures nombreuses et diverses ; elle applique des méthodes rationnelles de contrôle et d’élucidation au domaine de l’inconscient. C’est à partir de la contradiction entre les principes de forces et de formes que l’on peut reconstituer la démarche de la pensée de Musil. Le refus de l’aliénation, du conformisme intellectuel, la révolte intérieure qui s’opère à partir de la confrontation d’un monde pétrifié avec des forces vives, la volonté de transformation, toute cette attitude, si caractéristique pour le processus de la réflexion musilienne, s’explique par une troisième dimension — le désir de synthèse entre la vie et la forme — et se manifeste par un mouvement d’organisation et de désorganisation. L’utopie de Musil, qui a sa source dans l’esprit scientifique, se double de l’utopie mystique du dépassement des « qualités » et de la possibilité d’une fusion entre l’être et le tout. Sa pensée reste ouverte à toutes les investigations. Le rôle de l’artiste consiste à maintenir le dynamisme spirituel, à aviver, par un jeu continuel avec les virtualités, les forces de l’esprit ainsi que l’élan éthique qui pousse l’homme à aller au-delà de lui-même. Cette pensée est organiciste et organisatrice — elle est mouvante, spontanée, hardie, elle démystifie, affirme, se reprend, se dépasse, se transforme, évolue à la fois avec audace et méthode ; elle est assimilable à une poussée d’énergie, à une puissance de décantation qui pénètre l’univers par impulsions successives en fonction d’une loi non causale, esthétique et éthique, qui donne à la matière et à l’esprit cohérence, totalité et universalité. En supposant en toute chose une structure, donnant un support, une valeur et un sens à l’existence, l’écrivain établit une parenté entre l’art et l’esprit. L’art devient un moyen d’atteindre l’universel, il est un instrument de connaissance au même titre que les sciences. Il s’avère ainsi possible d’agir par l’art sur les phénomènes et les événements.


L’œuvre

Longtemps le nom de Musil a été associé trop exclusivement au titre de son œuvre maîtresse inachevée. Certes, cette réputation était justifiée, d’une part, par l’exceptionnel niveau intellectuel et artistique de ce fragment monumental et, d’autre part, par sa longue et lente genèse, l’histoire mouvementée de sa publication. C’est pourtant avec raison que Musil a lui-même protesté à maintes reprises contre le caractère déformant de cette tendance, qui, de son vivant déjà, le réduisait en somme à figurer comme l’auteur d’un demi-roman dont la publication commençait en 1930, au moment où il avait cinquante ans.

En fait ses premières ébauches littéraires datent d’avant 1900, et la conception du roman de Törless, qui remportait un succès considérable dès sa parution en 1906, remonte à 1902-03. C’est en 1900 qu’il crée son premier personnage cohérent, précurseur de tous ses héros masculins : « Monsieur le vivisecteur ». Il est frappant de constater que, tout comme eux, ce « vivisecteur des âmes », malgré son enracinement évident dans la personnalité et la situation biographique de son auteur, se comprend déjà explicitement comme l’incarnation d’une position de l’esprit, d’un type humain de l’esprit libre nietzschéen, du révolutionnaire de Peter Altenberg, peut-être aussi de l’habitant du sous-sol dostoïevskien ; il fait songer (pas seulement par son nom) au Monsieur Teste de Valéry et annonce, par ses intuitions intellectuelles, le lord Chandos de Hofmannsthal. La conception évolutionniste et utopique de l’homme et de ses rapports avec le monde qui s’articule ici pour la première fois comporte déjà les éléments essentiels de celle que Musil ne cessera de développer, de varier et d’approfondir dans toutes ses œuvres. Le même regard lucide, vidé de tout a priori idéologique et affectif, regard « double » en ce sens qu’il est mû tour à tour par la fonction mentale et par la fonction sensible, caractérisera à partir du vivisecteur tous les personnages musiliens, et le champ ouvert de cette conscience suprapersonnelle délimitera l’espace littéraire de chaque nouvelle œuvre. Au départ, le problème sera toujours posé de la même façon : deux perspectives distinctes, l’une logique et l’autre visionnaire, incapables de fournir séparément une interprétation à la fois rationnellement et humainement satisfaisante de la vie, alternent et s’opposent dans l’intelligence au lieu de s’unir en une perspective unique plus complète qui seule pourrait comprendre la réalité dans sa totalité.