Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Murillo (Bartolomé Esteban) (suite)

Entre-temps — marié depuis 1645, père de neuf enfants (dont trois seront d’Église) —, sa vie s’est déroulée régulière et paisible, dans une large aisance. Seuls événements notables : un séjour de plusieurs mois à Madrid, en 1658, qui lui permet d’étudier les chefs-d’œuvre italiens et flamands des collections royales ; en 1660, la création d’une Académie, la première en Espagne, où sa persévérance lui permet de grouper les principaux peintres sévillans ; en 1663, son veuvage. Il ne se remariera pas, poursuivant sa vie discrète et laborieuse, aimé de tous, jusqu’à ce qu’en 1682, tombé d’un échafaudage en peignant, la mort interrompe son dernier grand ouvrage, destiné aux capucins de Cadix (le Mariage mystique de sainte Catherine).

Cette œuvre considérable (à laquelle s’ajoutent de nombreux tableaux isolés, destinés à des églises ou à des particuliers — Immaculées, Vierges à l’Enfant, Saintes Familles, scènes de la Passion, scènes bibliques, scènes de genre, portraits) se déroule suivant une courbe régulière. Si la distinction de l’historien d’art J. A. Ceán Bermúdez (1749-1829) entre trois manières, « la froide, la chaude, la vaporeuse », est un peu simpliste et scolaire, elle traduit en gros la double évolution qui se dessine entre 1650 et 1660 et s’accentue par la suite : vers le clair-obscur aux rousseurs dorées qui baigne déjà l’immense gloire du Saint Antoine de 1656 et qui éliminera un ténébrisme encore vigoureux dans cette période transitoire (la Cène de Santa Maria la Blanca) ; vers un « baroque » dû en partie aux contacts madrilènes (Guido Reni, et surtout Rubens* et Van Dyck*), mais qui va dans le sens de l’époque, avec des courbes amplifiées, des mouvements plus accentués, des rythmes plus instables. Et cette mutation formelle traduit une volonté croissante d’extérioriser l’émotion religieuse, associant avec un naturalisme sentimental le surnaturel à la vie quotidienne. D’où parfois un glissement vers la facilité, vers certaines mièvreries plus apparentes dans les grands formats, sans que ces faiblesses nuisent jamais à la qualité picturale, toujours très haute : souplesse de la touche, onctuosité de la pâte, raffinement des demi-teintes qui chantent dans la pénombre.

Il faut ajouter que Murillo est parfaitement capable d’un pathétique sobre et poignant. Mais son univers propre est celui de la familiarité, de l’observation grave et amusée de la vie à travers les modèles que lui offre Séville : dans des « intimités chrétiennes » souvent charmantes, dans des tableaux de plus grande envergure à la gloire de la Charité (comme la Sainte Élisabeth soignant les teigneux de la Caridad), dans des sujets profanes ou semi-profanes, tirés de la Bible ou empruntés aux spectacles picaresques de la rue, il peint des gamins dépenaillés et espiègles, des jeunes filles à la fenêtre, moqueuses et coquettes — toujours traités avec une grâce proprement sévillane, une gentillesse exempte de vulgarité.

L’art de Murillo n’a pas marqué seulement ses habiles imitateurs andalous — à commencer par son disciple Francisco Meneses Ossorio (v. 1630 - v. 1705) —, mais tout le xviiie s. et le romantisme espagnols, au moins sur le plan technique et chromatique.

P. G.

 C. B. Curtis, Velazquez and Murillo (Londres, 1883). / S. Montoto de Sedas, Bartolomé Esteban Murillo. Estudio biográfico-crítico (Séville, 1923).

Murnau (Friedrich Wilhelm)

Cinéaste allemand (Bielefeld 1888 - Santa Barbara, Californie, 1931).


Féru de lecture — son frère rapporte qu’à douze ans il connaissait déjà certaines œuvres de Schopenhauer, Ibsen, Nietzsche, Dostoïevski et Shakespeare — et de peinture, Friedrich Wilhelm Plumpe, qui prendra le nom de Murnau, se sentit dès son plus jeune âge particulièrement attiré par le théâtre. Il s’inscrivit aux cours de Max Reinhardt et devint l’un de ses proches collaborateurs. Après l’épreuve de la guerre — qu’il accomplit dans l’aviation —, il opta cependant pour le cinéma et fonda une petite société de production avec l’aide de quelques camarades rencontrés chez Reinhardt. Ses premiers films sont hélas perdus pour la plupart. Certains autres ont été retrouvés, mais l’état de leur copie permet difficilement de se faire une juste idée de l’œuvre originale. Aussi est-il hasardeux de porter un jugement équitable sur le Murnau d’avant Nosferatu. Cependant, grâce à divers témoignages et à l’étude de quelques découpages annotés de la main même du cinéaste, on sait que, dès ses premiers essais, Murnau était déjà maître de son style. L’apport des scénaristes Hans Janowitz et Carl Mayer fut sans doute déterminant. Le jeune réalisateur parvint à éviter les excès du caligarisme tout en étant fortement influencé par le courant expressionniste dans l’Enfant en bleu (Der Knabe in blau, 1919), Satanas (1919), le Bossu et la danseuse (Der Bucklige und die Tänzerin, 1920), la Tête de Janus (Der Januskopf, 1920), le Soir... la nuit... le matin (Abend... Nacht... Morgen, 1920), Mélancolie (Sehnsucht, 1921), Der Gang in die Nacht (1921), Marizza, genannt die Schmugglermadonna (1922), le Château Vogelöd (ou la Découverte d’un secret [Schloss Vogelöd, 1922]). Mais il faut avouer que l’expressionnisme qui marquera encore l’un de ses films les plus justement célèbres : Nosferatu le vampire (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens, 1922), fut plus apparent dans le choix des sujets — prédilection pour le surréel, l’indicible, l’inquiétant — que dans la mise en scène proprement dite, où l’on ressent déjà certaines caractéristiques du Kammerspiel. Après la Terre qui flambe (Der brennende Acker, 1922), Phantom (1922) et l’Expulsion (Die Austreibung, 1923), où les critiques du temps se plurent à reconnaître le « merveilleux sens de l’intimité de l’âme que possèdent les Suédois », et après une comédie fantaisiste : les Finances du grand-duc (Die Finanzen des Grossherzogs, 1923), Murnau entreprend le Dernier des hommes (Der letzte Mann, 1924), qui fit sensation dans le monde entier par l’originalité de sa réalisation. Si l’histoire de ce portier d’hôtel déchu de ses fonctions (atteint par la limite d’âge, il est brutalement dépouillé de son uniforme rutilant et obligé d’assurer la fonction de gardien de lavabos) peut paraître parfois schématiquement symbolique, le traitement technique en revanche novateur en son temps reste aujourd’hui encore remarquable. Aidé par le métier consommé de l’opérateur Karl Freund, Murnau multiplia les virtuosités visuelles. « Placée sur un chariot, la caméra glissait, s’élevait, planait ou se faufilait partout où l’intrigue le nécessitait. Elle n’était plus figée, mais participait à l’action, devenait personnage du drame. Ce n’étaient plus des acteurs qu’on devinait placés devant l’objectif, mais celui-ci les surprenait sans qu’ils s’en doutent », écrivait en 1929 un jeune journaliste nommé Marcel Carné*. Tartuff (1925), puis Faust (1926) vinrent confirmer la place prépondérante prise par Murnau dans le cinéma allemand des années 20.