Murillo (Bartolomé Esteban) (suite)
Entre-temps — marié depuis 1645, père de neuf enfants (dont trois seront d’Église) —, sa vie s’est déroulée régulière et paisible, dans une large aisance. Seuls événements notables : un séjour de plusieurs mois à Madrid, en 1658, qui lui permet d’étudier les chefs-d’œuvre italiens et flamands des collections royales ; en 1660, la création d’une Académie, la première en Espagne, où sa persévérance lui permet de grouper les principaux peintres sévillans ; en 1663, son veuvage. Il ne se remariera pas, poursuivant sa vie discrète et laborieuse, aimé de tous, jusqu’à ce qu’en 1682, tombé d’un échafaudage en peignant, la mort interrompe son dernier grand ouvrage, destiné aux capucins de Cadix (le Mariage mystique de sainte Catherine).
Cette œuvre considérable (à laquelle s’ajoutent de nombreux tableaux isolés, destinés à des églises ou à des particuliers — Immaculées, Vierges à l’Enfant, Saintes Familles, scènes de la Passion, scènes bibliques, scènes de genre, portraits) se déroule suivant une courbe régulière. Si la distinction de l’historien d’art J. A. Ceán Bermúdez (1749-1829) entre trois manières, « la froide, la chaude, la vaporeuse », est un peu simpliste et scolaire, elle traduit en gros la double évolution qui se dessine entre 1650 et 1660 et s’accentue par la suite : vers le clair-obscur aux rousseurs dorées qui baigne déjà l’immense gloire du Saint Antoine de 1656 et qui éliminera un ténébrisme encore vigoureux dans cette période transitoire (la Cène de Santa Maria la Blanca) ; vers un « baroque » dû en partie aux contacts madrilènes (Guido Reni, et surtout Rubens* et Van Dyck*), mais qui va dans le sens de l’époque, avec des courbes amplifiées, des mouvements plus accentués, des rythmes plus instables. Et cette mutation formelle traduit une volonté croissante d’extérioriser l’émotion religieuse, associant avec un naturalisme sentimental le surnaturel à la vie quotidienne. D’où parfois un glissement vers la facilité, vers certaines mièvreries plus apparentes dans les grands formats, sans que ces faiblesses nuisent jamais à la qualité picturale, toujours très haute : souplesse de la touche, onctuosité de la pâte, raffinement des demi-teintes qui chantent dans la pénombre.
Il faut ajouter que Murillo est parfaitement capable d’un pathétique sobre et poignant. Mais son univers propre est celui de la familiarité, de l’observation grave et amusée de la vie à travers les modèles que lui offre Séville : dans des « intimités chrétiennes » souvent charmantes, dans des tableaux de plus grande envergure à la gloire de la Charité (comme la Sainte Élisabeth soignant les teigneux de la Caridad), dans des sujets profanes ou semi-profanes, tirés de la Bible ou empruntés aux spectacles picaresques de la rue, il peint des gamins dépenaillés et espiègles, des jeunes filles à la fenêtre, moqueuses et coquettes — toujours traités avec une grâce proprement sévillane, une gentillesse exempte de vulgarité.
L’art de Murillo n’a pas marqué seulement ses habiles imitateurs andalous — à commencer par son disciple Francisco Meneses Ossorio (v. 1630 - v. 1705) —, mais tout le xviiie s. et le romantisme espagnols, au moins sur le plan technique et chromatique.
P. G.
C. B. Curtis, Velazquez and Murillo (Londres, 1883). / S. Montoto de Sedas, Bartolomé Esteban Murillo. Estudio biográfico-crítico (Séville, 1923).